Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Lettre à Francis Jammes

Mardi 13 septembre 1938
Le Figaro

Page 1

CHRONIQUE

LETTRE A FRANCIS JAMMES[1][1] Cet article a été repris dans : OC, XI, 222-224 ; J3, p. 37-41 ; et JMP, p. 208-210, mais également dans les ouvrages suivants : p. 21-22, in Actes de l’Académie nationale des sciences, belles lettres et arts de Bordeaux, 1958-1959, MAURIAC, Pierre, « L’Amitié de deux poètes : Francis Jammes et François Mauriac » ; puis partiellement dans : L’Amitié guérinienne, 43e an., t.43, n°3-4, juil.-déc. 1975, n°121, p. 115-116 et L’Amitié guérinienne, 53e an., t.53, n°3-4, automne 1983, n°145, p.126-127.

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française

CHER Jammes[2][2] Francis Jammes (1868-1938) est auteur de romans (Clara d’Ellébeuse, Mercure de France, 1899) et de poésies (Les Géorgiques chrétiennes, Mercure de France, 1911-1912) d’inspiration religieuse. Il exprime l’humble réalité des êtres et des choses à travers l’accord parfait du sentiment et du langage qui atteint à une extrême transparence dans une poétique de la simplicité., j’ai suivi, entre les charmilles noires,
une coulée de clair de lune jusqu’à cette terrasse
d’où je vous vois[3][3] Le paysage décrit dans cette chronique est celui de Malagar.. Car nous ne sommes séparés que
par les vignes, chargées de grappes et par ce que trente
lieues accumulent entre nous de prairies, de pignadas, de
pauvres églises où Dieu veille et de métairies endormies.
Cet « océan dé bonté » , dont vous parlez dans une de vos
élégies[4][4] Dans « Prière pour que les autres aient le bonheur » , première des « Quatorze prières » , in Le Deuil des primevères : 1898-1900, Mercure de France, 1920, Jammes écrit : « Tout ça est là comme un grand océan de bonté » (p. 168)., c’est déjà vous-même, c’est votre cœur, c’est votre
amour qui déferle à mes pieds dans l’ombre.

Voilà le monde que vous nous avez donné : cette
nuit murmurante autour du lit où le poète est étendu et
souffre. Le poète, seul bienfaiteur de l’homme, seul ami !
Tout à l’heure, avant de vous rejoindre sur la, terrasse,
cette voix du destin, le Radio-Journal de France, reten-
tissait dans la maison où les rires des enfants s’étaient tus.
Les garçons baissaient la tête. Je regardais le front penché
de mes fils, et cette tristesse d’ange sur le visage de leur
ami. La voix invisible prononça tout à coup les mots ter-
ribles, annonciateurs de l’hécatombe : liberté, droit, jus-
tice[5][5] Du 7 au 13 septembre, la une du Figaro est consacrée pour une large partie au grand rassemblement nazi à Nuremberg et aux discours belliqueux du chancelier allemand.
Quand elle s’interrompit, l’un de ceux qui étaient là
murmura à mon oreille « Tout de même… ce serait dom-
mage… » De quels travaux, de quelles amours rêvait-il ?

Cher Jammes, poète grand et doux, votre œuvre est
ce gave bondissant entre les aulnes, qui jaillit sans fin
d’un cœur sanctifié. J’honore en vous et dans tous les
inspirés, vos frères, une des images discernables de la
bonté de Dieu en ce monde. Tout à l’heure, après m’être
uni une dernière fois à vous qui souffrez de l’autre côté
des pins innombrables[6][6] A Hasparren, ville située dans le département des Pyrénées-Atlantiques, en région Aquitaine, de l’autre côté de la forêt des Landes de la maison de Mauriac à Malagar., je demeurerai seul dans le salon
abandonné, au cœur de la maison pleine de sommeils.
C’est l’instant où, de toute l’Europe, les musiques affluent
et se laissent prendre dans ce vieux salon, comme en-
hardies par la solitude, par l’immobilité des choses et des
êtres. Alors il est rare que dans quelque endroit de la
terre, un hautbois, une clarinette n’apporte cette consola-
tion que Mozart[7][7] Mauriac appréciait particulièrement la musique de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). Cf. « L’Enchantement de Mozart » . prodigue aujourd’hui à un monde con-
damné. Un vers de Jammes, un air de Mozart, il n’en faut
pas plus pour savoir que si l’humanité s’enfonce dans ces
ténèbres où le sang d’Abel[8][8] Tué par son frère Caïn, Abel est la première victime de meurtre dans le récit biblique (Gn, 4, 1-16). n’a jamais fini d’être répandu,
cette lumière n’en existe pas moins dont vous êtes le té-
moin et le héros, cette lumière et cette joie. Ce n’est plus
qu’en vous, dans vos poèmes, dans ceux de vos frères,
que nous la pressentons, que nous la cherchons, que nous
la découvrons enfin comme des lilas dans la nuit.

Quel Français aujourd’hui n’est divisé contre lui-
même ? Qui de nous ne se débat, en proie à l’indignation,
à la colère et à la honte ? Mais vous, Jammes, vous êtes
ma certitude ; vous, du très petit nombre de ceux qui ne
nous auront pas trompés. Même dans ces heures où nous
sommes condamnés à vivre, vous nous arrachez ce cri que
jetait Rimbaud[9][9] Arthur Rimbaud (1854-1891), poète souvent cité par Mauriac. entre deux blasphèmes : « Le monde est
bon ! je bénirai la vie…[10][10] « Mauvais sang » , Une saison en enfer (1873). » Oui, le monde est bon, bien
qu’il s’entre- tue ! Oui, nous aurons la force de bénir
cette vie, bien qu’elle soit suspendue à l’humeur, au
bon plaisir d’une poignée d’assassins.

L’immense plainte des Églises et du vieil Israël, les
larmes et le sang versé dans les camps de concentration[11][11] Selon Jean Touzot : « La mention des camps est, en 1938, un phénomène rare dans la presse » (JMP, p. 209).,
cette malédiction qui monte des charniers en Espagne, en
Abyssinie et en Chine, et ce silence de nos fils plus tra-
gique qu’aucun cri, un air de pipeau le recouvre, votre
chant éternel, mon Jammes. Il le recouvre, non certes afin
de l’étouffer et de nous détourner de l’entendre, mais
comme un signe que nous n’avons pas été créés pour cette
horreur, ni pour subir la loi du crime.

(Suite page 3, colonnes 1 et 2)

Page 3
SUITE DE LA PREMIERE PAGE
LETTRE A FRANCIS JAMMES

Je revois cette Bible, sur votre table de chevet, à
Hasparren. Entre toutes les paroles qu’elle renferme, il en
est une qui rend un son nouveau et étrange dans ce mon-
de abominable : « Bienheureux les doux, car ils posséde-
ront la terre
[12][12] Mt, 5, 4. ! » O poète, il fallait bien que vous la possé-
diez, cette terre, puisque vous nous l’avez donnée ! Vous,
le maître pacifique du Béarn et du Pays Basque, des Lan-
des et de la Guyenne, vous régnez pour l’éternité sur les
collines et sur les prairies, sur les torrents et sur les sour-
ces, vous poussez sans crainte la porte des vieilles mai-
sons abandonnées dans ces domaines où personne n’habite
plus. Vous êtes chez vous au coin de l’âtre des cuisines
mortes. Un prie-Dieu porte votre nom gravé dans les égli-
ses des plus pauvres villages. Tout ce que renferme cette
nuit où je vous écris, tout ce qu’elle contient d’eaux vives,
de plantes et de lièvres, toute la campagne que cette lune
éclaire, chante en dormant dans votre œuvre, au point que
je me sens aussi près de vous, ce soir, que je le fus, ce jour
du dernier printemps, où j’ai poussé la porte de votre
chambre[13][13] Comme l’observe Jean Touzot (JMP, p. 210) : « Cette chronique résonne comme un ultime adieu à Jammes malade et qui devait s’éteindre à Hasparren, le 1er novembre suivant. » Cf. l’article de Mauriac : « Mort de Francis Jammes » ..

François Mauriac,
de l’Académie française.


Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)