Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

L’Enchantement de Mozart

1er janvier 1937
Conferencia, 31e année, No 11

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MUSIQUE L’ENCHANTEMENT DE MOZART[1][1] Article repris dans son intégralité dans PPR, p. 299-304 et partiellement dans Journal II (in JMP, p. 132-136 où l’article se termine après la citation baudelairienne).

CONFÉRENCE DE M. FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française accompagné de la 1re audition en Europe de l’opéra-comique DER SCHAUSPIELDIREKTOR (LA RÉCONCILIATION) DE MOZART par LES PETITS CHANTEURS DE VIENNE faite le 19 novembre 1936, répétée le même jour

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,

JE SUIS ce que Strawinski [Note: On respecte l’orthographe de l’original.] appelle un illettré de la musique, incapable de déchiffrer la moindre partition. Je vous devais d’abord cet aveu. Et sans doute jugerez-vous que pour oser développer ici ce thème : L’Enchantement de Mozart, il ne suffit pas d’avoir été, en effet, enchanté par lui. Il est pourtant vrai que, depuis trois ans, Mozart a envahi ma vie : grâce aux miracles du pick-up, sa musique précède et souvent accompagne mon travail dont presque chaque soir, avant que je m’endorme, elle devient la merveilleuse récompense.

Car je vous dois ce second aveu et qui ne me couvre pas d’une moindre honte : oui, Mozart ne m’enchante que depuis trois années. Il m’arrivait bien, autrefois, d’entendre aux concerts du dimanche l’une ou l’autre de ses grandes symphonies. Comment mon cœur demeura-t-il fermé à cet appel ? Je trouvais cela brillant, gracieux, un peu suranné… J’attendais sans trop d’impatience qu’on en eût fini avec ce hors-d’œuvre… Et puis, un jour…

Peut-être cette aventure est-elle survenue à plusieurs d’entre vous : depuis longtemps, vous connaissiez quelqu’un dont le visage vous était familier, sans beaucoup retenir votre attention. La pensée ne vous serait jamais venue de le trouver beau ni même attrayant, jusqu’au jour où il suffit d’une parole, d’un regard, pour que ce visage vous apparût dans une lumière qui, soudain, vous le révélait, comme s’il se manifestait à vos yeux pour la première fois ; et voici que cette créature indifférente pénétrait tout à coup au plus secret de votre destin.

Ainsi Mozart est entré dans ma vie. Pour- D’une voix un peu voilée, mais avec une articulation merveilleuse, l’éminent conférencier se fait entendre au milieu d’un silence religieux. Plus de mille personnes se pressent dans une salle bondée et font éclater un tonnerre d’applaudissements s’adressant à l’ « illettré de la musique » , qui, lui aussi, possède l’art d’enchanter.
Page 56 quoi ne vous en ferais-je pas la confidence ? C’est à la maladie que je dois cette révélation, à l’état d’angoisse où elle nous tient. Maintenant qu’elles sont loin de moi, je me rappelle ces sombres journées où je montais chez un ami qui avait des disques[3][3] Selon Jean Touzot (JMP, p. 132) il s’agit de Louis Gabriel Clayeux.. Je lui demandais Beethoven, Schumann, Chopin, Wagner… Il protestait doucement :

« — Non, Mozart… »

Je n’ai pas tout de suite compris : il a fallu un peu de temps pour que cette voix d’ange et d’enfant dominât en moi les cris des romantiques, le fracas wagnérien, tout ce qui n’a jamais pu que nourrir le désespoir. Un trésor que je croyais avoir perdu à jamais, je le retrouvais intact et plus beau que je ne l’eusse rêvé : la joie m’était rendue, l’espérance refleurissait. Et celui qui m’apportait cette espérance et cette joie, je savais que les hommes l’avaient laissé presque mourir de misère.

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A vingt-cinq ans, et alors que Mozart était déjà l’auteur de la Symphonie en si bémol, et des plus purs chefs-d’œuvre, l’archevêque de Salzbourg[4][4] Jean Touzot l’identifie : « Hieronymus von Colloredo (1732–1812), prince-archevêque de Salzbourg de 1771 à 1803 » (JMP, p. 133)., à qui il appartenait, le traitait de polisson et le faisait dîner avec ses valets de chambre. La fosse commune dans laquelle fut jeté son corps, au moment même où triomphait La Flûte Enchantée, parachève ce destin qui aurait inspiré à tout autre qu’à Mozart des malédictions et tous les cris de la haine.

Or, voici le miracle : en dépit de ce qu’il a souffert, le chant joyeux de Mozart ne s’est jamais interrompu… Ce chant d’alouette dans le soleil appelle pourtant les larmes. Recouverts à demi par des fusées de rire, au-delà de cette rumeur de fêtes [Note: Photo entre les colonnes : « M. FRANÇOIS MAURIAC. (PHOTO MANUEL FRÈRES.) » ] et de danses, nous entendons une plainte étouffée, un sanglot retenu, l’aveu d’une douleur qui n’est que pour lui seul et pour ceux qui sont dignes de l’entendre.

Et sans doute on me répétait :

« — Mozart ? C’est la musique pure qui n’a d’autre signification qu’elle-même ; gardez-vous d’y chercher l’expression d’un drame individuel… »

Il se peut ; mais, pour moi, à mesure que je le découvrais, comme on se rapproche d’une source, je ne cessais d’entendre de plus en plus distincts, les battements de son sang : dans celles de ses œuvres qui me sont chères entre toutes : le Quintette en la majeur avec clarinette, le Quintette en sol mineur, le Divertissement en mi bémol majeur, dans les quatuors, dans les concertos pour piano et orchestre, Mozart se livre ; il nous donne son cœur tendre et déchiré, mais avec une retenue, avec une pudeur, avec de brusques fuites, avec des feintes dont, après lui, le secret fut perdu.

Dès le premier été de ma ferveur mozartienne, j’entendis à Salzbourg Bruno Walter interpréter au piano le Concerto en ré, avec tout son orchestre pressé autour de lui, un orchestre qu’en apparence il ne dirigeait pas, mais avec lequel je le sentais en communion, comme si Mozart lui-même eût été présent, et comme si tous, le maître invisible, le soliste et les musiciens n’eussent eu qu’un seul cœur.

Ce jour-là, d’une loge qui dominait la salle, je vis bien des regards brouillés de larmes et je compris que tout ce qu’à vingt ans j’avais le plus aimé dans Beethoven n’était que le développement, l’amplification, d’ailleurs sublime parfois, de ce que Mozart avait déjà apporté à un monde incapable de rien comprendre à demi-mot
Page 57 et qui exige que l’artiste souligne, insiste, appuie.

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Si je ne craignais d’excéder les quinze minutes qui me sont accordées, il faudrait ici poser la question : cet enchantement que nous avons subi nous a-t-il rendu injuste envers nos anciens dieux ? Mozart m’a plutôt ramené à Beethoven, il m’a rendu moins indigne d’approcher Bach. C’est du seul Wagner que, dans une certaine mesure, Mozart m’aura détaché.

A propos de Bach, j’aimerais vous parler de cette musique religieuse de Mozart, si peu connue des profanes et dont notre chère Société Mozartienne, depuis quelques années, nous révèle les merveilles. Mozart ne se guinde pas devant son Créateur. Simplement, la tendresse humaine dont il déborde remonte à sa source éternelle. C’est le même cœur qui aime Dieu et qui aime les créatures ; l’enfant ne force pas sa voix pour parler à son père. Et qui sait si le Père ne préfère pas à toutes les musiques de la liturgie, cette voix d’enfant passionnée ?

Vous connaissez tous le mot si souvent cité de Rossini. Comme on lui demandait quel est le plus grand des musiciens, il répondit :

« — Beethoven. »

« — Mais Mozart, alors ? »

« — Mozart ? C’est le seul. »

En effet, cela ne signifie rien de dire que Mozart est le plus grand de tous. Sans commune mesure avec les autres, il en est isolé par sa pureté même. Sans doute, chaque grand musicien est un monde unique et irremplaçable. Mais tous, de Beethoven à Wagner, ils ont ce trait commun de nous ramener sans cesse à notre passion : leur souffrance, leur amour, c’est notre amour et notre souffrance. Ils sont humains, trop humains ; ils aident nos passions à jouir d’elles-mêmes. Et c’est pourquoi l’adolescence et la jeunesse les aiment et n’aiment pas Mozart. A vingt ans, à l’âge où l’on est ivre de soi-même, où l’on ne redoute rien autant que d’être délivré de son propre cœur, où nous sommes trop près de l’enfance pour être sensibles à son charme, et comme trempés encore de sa rosée, Mozart [Note: Image sur deux colonnes en bas de page : « MOZART CONDUISANT UNE MESSE A L’AGE DE DOUZE ANS. » ]
Page 58 demeure sans pouvoir sur nous et sans prestige. C’est beaucoup plus tard, une fois passé le milieu du chemin de la vie, lorsque l’homme déclinant a déjà subi les mauvais coups du destin et que la mort, après lui avoir ravi des êtres bien-aimés, lui met tout à coup une main sournoise sur l’épaule, c’est alors qu’il lui est bon de rencontrer, au tournant de sa route, cet écolier de Dieu, qui chante, qui rit et qui pleure, le petit Mozart.

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Je m’obstine à parler de lui comme d’un enfant pareil à l’un de ceux qui vont nous enchanter tout à l’heure. Mais faites attention qu’il n’est rien d’aussi lucide que l’esprit d’enfance, qu’il ne faut pas confondre avec l’innocence — Rimbaud, qui le posséda, n’était certes pas innocent — ni Mozart non plus. Dans tout le XVIIIe siècle, où l’on a tant divagué sur la bonté naturelle du cœur humain, personne n’a regardé l’homme avec une clairvoyance plus aiguë que l’auteur de Don Juan.

La musique de Don Juan éclaire notre destin d’une lumière si pure et si terrible qu’au sortir de la représentation, un soir, à Salzbourg, beaucoup ressentaient la peur de Dieu pour la première fois de leur vie… Et sans doute le livret de Don Juan n’est-il pas de Mozart[7][7] Comme le note Jean Touzot (JMP, p. 134), il est l’œuvre de Lorenzo Da Ponte (1749-1838).. Mais c’est la musique de Mozart, et elle toute seule, qui donne à cet étrange opéra-bouffe, en dépit de son adorable folie, une portée métaphysique et ses prolongements dans l’éternité ; il s’agit là de rien de moins que du combat d’un libertin contre Dieu, de ce combat singulier que beaucoup d’hommes ont soutenu : Don Juan est ce débauché qui voit de ses yeux, qui touche de sa main le surnaturel et qui, tout de même, préfère sa débauche. C’est l’homme qui, faisant le brave contre Dieu, selon le mot de Pascal[8][8] Jean Touzot donne la référence (JMP, p. 135) : « « Rien n’est plus lâche que de faire le brave contre Dieu » (Pensées, « Fragment préliminaire » , B. 194, L. 11). » , témoigne par là même d’une affreuse grandeur.

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Don Juan scandalisait l’austère Beethoven, qui n’a jamais pardonné à Mozart de l’avoir écrit. L’esprit utopique du siècle de Rousseau, avec sa révolte contre le réel, avec son impuissance à regarder en face l’homme tel qu’il est, ce n’est donc pas Mozart qui l’incarne en dépit des apparences.

Mozart nous aide à comprendre qu’il n’existe pas un art pour le peuple et un art pour le monde. L’art est humain ou il n’est pas. Jamais on ne s’est avancé si loin dans la connaissance de l’homme qu’au XVIIe siècle, alors que les écrivains étaient des gens de cour et appartenaient à la société la plus factice… De même Mozart : sa musique servait aux plaisirs d’un monde brillant, mais inhumain, dont elle semble refléter toutes les grâces, tous les artifices et toutes les folies. Et, pourtant, Mozart a exprimé notre cœur le plus secret, il l’a mis à nu. Bien plus ; il a atteint, sans le vouloir, le but qu’a manqué Rousseau ; il fut, à son insu peut-être, un témoin de Dieu dans ce monde condamné. Plus que jamais, il le demeure aujourd’hui.

Si nous sommes nombreux à lui revenir, ce n’est pas une question de mode, ce n’est pas un engouement. Ou, du moins, je vois à cet engouement une raison simple et profonde : si nous revenons à Mozart, c’est tout simplement que nous avons besoin d’espérance.

Dans cette triste Europe, très haut, très loin des barricades et des tranchées, de tout ce qui met aux prises les classes divisées, les races ennemies, nous écoutons chanter au zénith cette alouette invisible. Nous avons la certitude que ce paradis existe : l’ineffable monde mozartien qui ne se crée pas avec des mots, et dont seul, peut-être, Baudelaire nous donne une lointaine idée dans les vers que vous connaissez tous :

Comme vous êtes loin, paradis parfumé, Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie, Où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé, Où dans la volupté pure le cœur se noie ! Comme vous êtes loin, paradis parfumé !

Mais le vert paradis des amours enfantines, Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets, Les violons vibrant derrière les collines, Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets, — Mais le vert paradis des amours enfantines,

L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ? Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs, Et l’animer encore d’une voix argentine, L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs[9][9] Jean Touzot donne la référence (JMP, p. 136) : « « Moesta et errabunda » , Les Fleurs du mal, LXII. » ?

CHARLES BAUDELAIRE

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Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je m’aperçois, en finissant, que l’art mozartien est ce dont je vous ai le moins parlé durant ce quart d’heure. Je n’ai su que vous décrire les sentiments qu’il éveillait en moi : c’est tout ce que vous pouviez attendre d’un illettré de la musique. Un bon critique musical est un homme qui ne tient
Page 59 [Note: Photo sur deux colonnes en haut de page : « LES PETITS CHANTEURS DE VIENNE. » ] pas compte de son émotion ; le meilleur de nous est, sans doute, celui à qui la musique n’a jamais rien fait éprouver. Je vous dois un dernier aveu : ce matin encore, j’ignorais tout de l’œuvre que nous allons avoir le bonheur d’entendre ; mais n’est-il pas déjà touchant de penser que chacun de ces jeunes garçons viennois est le frère, par la race, de notre Mozart ? Non, ils ne sont pas seulement ses interprètes, et nous penserons, en les voyant, à l’enfant prodige qu’on promenait de capitale en capitale, à ce tendre petit Wolfgang qui demandait sans cesse à ceux qui l’admiraient :

« — M’aimez-vous ? M’aimez-vous bien ? »

Et nous les acclamerons comme si c’était lui, vraiment, l’enfant bien-aimé, qui revenait parmi nous. (Applaudissements prolongés et rappels.)

FRANÇOIS MAURIAC, de l’Académie française.
Ensuite, la troupe des Petits Viennois joue, avec un entrain délicieux, la pièce mozartienne.


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