Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Mort de Francis Jammes

Mercredi 2 novembre 1938
Le Figaro

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MORT DE FRANCIS JAMMES[1][1] Cet article n’a jamais été repris dans les publications ultérieures en volume, mais il est en partie republié dans Le Figaro-Magazine, 4 novembre 1978, p. 12.

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

POUR nous qui ne croyons pas au hasard, nous nous réjouissons de cette grâce que le Père accorde à son vieux poète de l’accueillir dans le tumulte de joie, dans cette jubilation infinie de la Fête des saints.

Ses yeux se sont fermés sur l’office du jour, sur cet Évangile des Béatitudes dont chacune s’adresse à lui en particulier : mais celle surtout qui promet aux doux la possession du monde[2][2] Mt, 5, 4 : « Heureux les doux, car ils posséderont la terre » (les italiques dans la Bible de Jérusalem signifie ici une citation de l’Ancien Testament).. Car il fut doux, en dépit de sa violence apparente — de cette douceur intérieure, propre à ceux qui aiment d’amour les pauvres, et dont la Pauvreté incarnée est le Dieu. Et en récompense, tous les souffles et toutes les nuées du Béarn et de la Biscaye[3][3] Le Béarn (en France) et la Biscaye (en Espagne) sont des provinces situées des deux côtés des Pyrénées. courent dans ses poèmes et toutes les odeurs des jardins paysans, quand la pluie est traversée de soleil.

Quelques-uns se scandalisaient du sentiment qu’il avait de sa grandeur. C’est que tous les poètes sont inconnus — même les plus fameux. Hugo[4][4] Victor Hugo (1802-1885). l’est autant que Jammes, car ce ne sont pas ses poèmes qui ont fait sa gloire. Mais à [5][5] PHOTO DE FRANCIS JAMMES A GAUCHE Paris un poète a des hochets qui l’aident à oublier qu’il n’a pas d’autre témoin de son génie que lui-même. Francis Jammes, à Orthez et à Hasparren[6][6] Deux communes situées dans le département des Pyrénées-Atlantiques, en région Aquitaine. avait chaque jour, à chaque instant, la sensation presque physique d’être oublié, méconnu, inconnu. D’où ces irritations, ces paroles amères, ces sursauts d’orgueil.

Mais chaque matin, parmi le troupeau humble et pressé des femmes, il courbait de nouveau la tête et recevait le joug de son Dieu.

Et maintenant qu’il voit de ses yeux ce qu’il a cru, et qu’il retrouve dans cette lumière de l’Éternité toute sa poésie transfigurée, il lui importe peu de savoir qu’il va prendre sa place dans la poésie française d’aujourd’hui — une place qu’il ne partage avec personne, au premier rang, certes, à côté de Claudel[7][7] Paul Claudel (1868-1955). et de Valéry[8][8] Paul Valéry (1871-1945)., mais un peu à l’écart et comme un homme qui ne s’est pas mêlé au monde, qui n’a pactisé avec aucune puissance, qui a refusé tous les harnachements, tous les bicornes — toutes les croix, hors celle qu’il a embrassée avec tant d’amour et sur laquelle il est mort.

J’ai cru longtemps que le plus pur de son œuvre était contenu dans les premiers recueils : De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, Le Deuil des primevères, Clairières dans le ciel[9][9] Ces trois recueils parurent tous chez Mercure de France en 1898, 1901 et 1906 respectivement.. Je donne aujourd’hui raison à son jeune disciple Jean Labbé[10][10] Jean Guillaume Labbé (1912-1985), intime de Jammes, il en est devenu l’un des meilleurs spécialistes. : ses derniers vers, Les Poèmes mesurés et Sources[11][11] Poèmes mesurés (Mercure de France, 1908) et Sources (Le Divan, 1936). Étant donné la date de publication des Poèmes mesurés, il est curieux que Mauriac les compte parmi les « derniers vers » de Jammes., sont dignes de ce qu’il a écrit de plus beau.

Cher Jammes, je vous ai admiré et aimé entre tous mes maîtres. Je suis fier d’appartenir à une génération qui n’a jamais insulté ses aînés — car nous sommes tributaires de tous ceux qui nous ont précédés ; — mais vous, vous m’avez ouvert les yeux sur la beauté du monde. Vous avez accompli, sous mes yeux, ce passage des satyres aux anges, et du grand Pan au Christ dont je me sens incapable et indigne. Votre œuvre réconcilie la Nature et la Grâce. Dans ce ciel où vous êtes ce soir, avec Maurice et Eugénie de Guérin[12][12] Mauriac était fasciné par le poète Maurice de Guérin (1810-1939) et sa sœur dévote Eugénie (1805-1848). Cf. ses articles « Le Drame de Maurice de Guérin » et « Réflexions au Cayla » ., avec André Lafon[13][13] Mauriac était lié d’amitié avec l’écrivain André Lafon (1883-1915) et évoque souvent sa mémoire. La fin de cet hommage prend une tournure particulièrement intime, après avoir comparé Jammes aux poètes les plus illustres : Hugo et Claudel, il l’associe aux plus proches Maurice et Eugénie de Guérin et André Lafon., continuez de prier pour ceux qui vous ont aimé sur la terre et qui, jusqu’à leur dernier jour, se réciteront vos vers, à voix basse, pour eux seuls.

François Mauriac, de l’Académie française.


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