Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Pour le salut du monde : Contre la Guerre « CRIER » est un devoir

Mercredi 9 février 1938
Paris-Soir

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Pour le salut du monde :
Contre la Guerre
« CRIER » est un devoir[1][1] Claude Mauriac évoque la « Lettre ouverte » , le 15 août 1938, à propos d'une conversation avec son père : « Il me parle des menaces dont les journaux nationalistes espagnols sont remplis à son endroit. Il a fait en mon absence un retentissant article dans Paris-Soir sur la haine de la France que montrent les défenseurs français de Franco : « Rien ne me paraît plus haïssable que l’éventualité du succès de ces gens-là et de leurs émules en France. » » (Le Temps immobile 2 : Les Espaces imaginaires, Grasset, 1975, p.148.)

Par François MAURIAC
de l’Académie française

ON disait sous la monarchie
que le silence des peuples
est la leçon des rois[2][2] Mauriac fait allusion à la phrase d’abord prononcée aux funérailles de Louis XV par Mgr de Beauvais évêque de Senez et ensuite reprise par Mirabeau lors de la visite du roi Louis XVI à l’Assemblée constituante au lendemain de la prise de la Bastille en juillet 1789.. Le
silence n’est pas la leçon
des dictateurs, car ils l’exigent de
leurs peuples et ils sont fiers
quand ils l’obtiennent des étran-
gers. Ils y voient un signe de ti-
midité, de lâcheté. Ils y trouvent
un encouragement à redoubler
d’audace.

Le public n’est pas tenu à la
prudence des diplomates. Il au-
rait bien des occasions de mani-
fester sa douleur, son horreur. Je
ne me résigne pas à l’apathie de
notre opinion, à son indifférence
devant les pires attentats contre
ce qu’il y a de plus faible dans
la foule humaine, de plus dé-
sarmé : les femmes, les enfants[3][3] Une fois de plus, Mauriac décrie le bombardement des populations civiles dans des villes ouvertes, c’est-à-dire laissées sans défense. Le présent article fait donc partie de toute une série d’articles exprimant la consternation devant la passivité du public européen ainsi que devant la perspective des hécatombes à venir. C’est surtout à partir du bombardement de Guernica par les avions allemands qui avaient dévasté la ville basque et ses habitants à la fin du mois d’avril 1937 en utilisant des bombes incendiaires particulièrement meurtrières que Mauriac dénonce vigoureusement comme des tactiques de guerre totale menaçant toute la population européenne. A propos de la question du bombardement des populations civiles, voir aussi : « Actualités » , Temps présent, 14 janvier 1938 ; « Ville ouverte » , Le Figaro, 24 janvier 1938 ; « Une enquête du Figaro : pour ou contre la réforme des actualités cinématographiques » , Le Figaro, jeudi 15 février 1938 ; « Une protestation contre le bombardement des populations civiles » , Le Figaro, 22 mars 1938 ; et « Sur les bombardements de ville ouvertes » , Le Figaro, 10 juillet 1938..

Au cinéma, d’atroces actualités
ne suscitent aucun remous dans
la foule endormie. Sur l’écran,
une femme chinoise, une Cata-
lane se dressent au milieu des dé-
combres et semblent regarder avec
un reproche poignant ces masses
européennes qui fument et qui se
taisent.

Et pourtant, chacun sait que
cette horreur est à nos portes.
Les jeunes gens ne font plus de
projets ; ils n’envisagent plus l’ave-
nir. Ils se considèrent comme fai-
sant partie de cet armement for-
midable auquel toutes les nations
d’Europe, avec une hâte fébrile,
mettent la dernière main. Ils
n’ignorent pas qu’ils en font par-
tie, à la fois tireurs et cibles, et
qu’on n’aura besoin d’eux qu’à la
dernière minute. En attendant, ils
se taisent et, d’avance, acceptent.
Cela est dans l’ordre : toutes les
générations vouées au massacre
le savaient et se sont tues. Mais
nous, leurs pères et leurs amis ?

Sans doute notre sort ne se-
rait pas différent du leur. Paul
Valéry[4][4] Connu non seulement pour ses poésies mais aussi pour ses rigoureuses réflexions néo-cartésiennes sur la littérature et les beaux-arts, Paul Valéry (1871-1945), à l’époque de cet article, donnait des cours sur l’art au Collège de France. Pendant la première moitié du XXième siècle, Valéry fut adulé comme un des plus hauts représentants des hommes de lettres français, comme en témoignent les funérailles nationales qui ont marqué sa disparition en juillet 1945. A cette occasion, Mauriac lui consacrera un bel éloge sous le titre « Paul Valéry est mort » , qui a paru le 21 juillet 1945 dans Le Figaro (repris dans JMP, p. 333-34). Dans ce même volume figurent également d’autres articles largement consacrés à Valéry : « Grandes vacances » (p. 418-20, « La Dernière Incarnation de Faust » (p. 428-30), « La Jeune Parque réveillée » (p. 506-07). m’assurait qu’en ces beaux
jours qui vont peut-être venir, il
ferait meilleur sur la ligne Ma-
ginot[5][5] Nommée d’après le parlementaire, soldat et ingénieur André Maginot, qui a réussi a faire voter les crédits nécessaires en 1930, la Ligne Maginot est composée d’une série de fortifications construites le long des frontières allemandes et italiennes dans le but de prévenir une invasion surprise et d’empêcher tout attaquant de pénétrer au cœur du territoire français. Le plus lourdement fortifié sur quelque 140 kilomètres longeant la frontière allemande entre Strasbourg et Sedan, ce système de défense était emblématique de l’immobilisme de la stratégie militaire forgée par l’expérience de la guerre des tranchées. Il s’avérera tragiquement inadaptée à la guerre moderne et d’une inefficacité quasi-totale, dans la mesure où les forces allemandes ont pu la contourner sans difficultés dans leur invasion de mai-juin 1940. que rue de Villejust[6][6] Dans le seizième arrondissement de Paris, Valéry résidait dans une maison située 40 rue de Villejust, actuellement rue Paul Valéry, depuis 1902.. Di-
manche dernier, à Barcelone, des
aviateurs lui ont donné raison :
quatre-vingt-cinq enfants ont été
interrompus au milieu de leurs
jeux, et ils ne joueront plus ja-
mais en ce monde[7][7] Note de Jean Touzot (JMP, p. 730) : « Le dimanche 30 janvier 1938, deux raids de l’aviation italienne au service des nationalistes ont fait officiellement cent cinquante-cinq morts à Barcelone. » .


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MAIS c’est justement parce
que la même menace
plane sur toutes les ra-
ces, sur toutes les clas-
ses, sur tous les âges, que ce si-
lence universel étonne, — ce con-
sentement morne de millions de
béliers, de brebis et d’agneaux, à
ce que leur préparent les loups
qui leur servent de bergers.

A quoi bon crier ? Vous le de-
mandez ? Tous les historiens sont
d’accord pour reconnaître qu’en
1793 la Terreur[8][8] S’étendant de septembre 1793 jusqu’à la fin juillet 1794, la Terreur fut marquée par la radicalisation de la Révolution Française et le règne du Comité de Salut Public dirigé par Danton, Robespierre et St. Just, qui envoyait à la guillotine tous ceux et toutes celles soupçonnés d’hostilité à leur égard ou de sympathie pour l’Ancien Régime. n’eût pas été
aussi sanglante si l’on avait en-
tendu la plainte des victimes.
C’est leur résignation même qui
fit de ces exécutions quotidiennes
un acte normal, habituel. Si beau-
coup de condamnés avaient pous-
sé les hurlements de Mme du
Barry[9][9] Née Anne Bécu, roturière, mais ayant accédé par mariage au titre de comtesse, Mme du Barry (1743-1793) devint une des plus célèbres courtisanes de Paris, et finalement la dernière maîtresse en titre du roi Louis XV. Disgraciée après la mort de celui-ci, elle fut soupçonnée d’intelligence avec les contre-révolutionnaires et arrêtée le 22 septembre 1793. Avant de monter sur l’échafaud le 8 décembre 1793, elle aurait demandé quelques instants de répit au bourreau en suppliant : « Encore un moment, monsieur le bourreau, un petit moment ! » et, sans s’abaisser comme
elle fit, jusqu’à supplier M. le
bourreau, si beaucoup avaient ha-
rangué la foule et clamé leur in-
nocence, la tuerie aurait été ren-
due plus difficile et le peuple n’au-
rait pas attendu tant de mois pour
céder au dégoût et pour crier :
« Assez ! »

Le plus triste, c’est qu’il entre
dans cette résignation aux mas-
sacres, et dans cette indifférence
publique, un élément de compli-
cité. Ils n’éveillent plus la même
horreur qu’autrefois chez certains
Français, comme en témoignent
les événements de ces derniers
mois.

Certes, la « Cagoule[10][10] Visant à renverser la IIIème République et à instaurer à sa place un régime plus ou moins fasciste, la Cagoule était un groupuscule d’extrême-droite mené par Eugène Deloncle qui a perpétré plusieurs attentats, y compris l’assassinat des frères Rosselli, anti-fascistes italiens, en Normandie. Cf. l’article « La Cagoule » publié dans Le Figaro, lundi 24 janvier 1938. » n’est
qu’une manifestation extrême et
heureusement limitée de cet état
d’esprit… Mais, sans aller jus-
qu’aux attentats, beaucoup de
braves gens en subissent la con-
tagion à l’état diffus. On le re-
connaît à bien des signes, et sou-
vent ce sont les moindres qui ap-
paraissent surtout significatifs.
Par exemple, j’avais été frappé,
cet automne, de lire en exergue
d’une très honnête revue des fa-
milles, d’une revue extrêmement
« popote » , cette parole infâme :

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« Je suis convaincu que l’avilis-
sement progressif des nations ci-
vilisées provient de leur ridicule
respect de la vie. »

Petite parole mortelle : ce qui
germe de ce grain, nous l’avons
vu dans la triste affaire cagou-
larde où, parmi des criminels au-
thentiques, ont été compromis
quelques braves gens qui n’étaient
pas nés pour le crime. Parole qui
n’est pas de chez nous et dont
nous connaissons la marque
étrangère. Parole menteuse sur-
tout !


NOUS croyons que le res-
pect de la vie est le si-
gne de l’héroïsme vérita-
ble. La parole du Christ :
« Il n’y a pas de plus grand
amour que de donner sa vie[11][11] Allusion à l’Évangile selon Jn, 15, 13 : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » … »
(de la donner pour sauver d’au-
tres vies), c’est cette parole qui
crée les héros selon notre cœur
et qui, le jour où nous serions
assaillis, dresserait notre peuple
tout entier.

Mais parce que nous sommes
ce peuple, nous ne devons pas
accepter en silence les attentats
contre la vie. Nous ne devons pas
demeurer silencieux devant des
enfants assassinés. Il ne faut pas

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que ceux qui répandent le sang
d’Abel[12][12] Mauriac fait allusion au livre de la Genèse (4, 1-16). Dépité d’avoir vu son offrande dédaignée à la faveur de celle de son frère Abel, Caïn l’assassina et fut condamné à errer par le monde en portant la marque de son crime. L’histoire de Caïn et d’Abel revient à maintes reprises sous la plume de Mauriac, qui voit en ce récit biblique le symbole des haines ancestrales et de l’enchaînement des violences et des injustices. nous croient indifférents,
terrifiés ou complices. Car, s’ils
sont bien incapables de céder aux
raisons du cœur, ils savent qu’en
cas de conflit ces raisons se re-
tournent avec une puissance re-
doutable contre ceux qui les mé-
connaissent. En 1914, l’Allema-
gne l’a appris à ses dépens ; et
nous ne croyons pas ses chefs
dénués de mémoire.

Il est donc nécessaire que no-
tre indignation se manifeste sans
timidité. L’initiative qu’a prise le
gouvernement français pour la
défense des villes ouvertes doit
être encouragée et soutenue non
seulement par la presse de tous
les partis, mais aussi par l’homme
de la rue. Il est temps que la
nation française prenne cons-
cience de ce qu’elle représente
aux yeux du monde : un héroïsme
fondé sur le respect de la per-
sonne humaine. Plus haut mon-
tera cette flamme et plus aussi
les fauves qui rôdent hésiteront.

Non qu’elle suffise à nous pro-
téger, sans la puissance des ar-
mes. Mais ne comptons pas sur
la seule force matérielle. Nos ad-
versaires tirent leur puissance
moins peut-être des canons et des
avions que d’un farouche idéal.
Sachons ne pas trahir le nôtre.
C’est par la fidélité à l’Esprit —
à « l’esprit dont nous sommes » — que, finalement, et s’il plaît à
Dieu, sans guerre, nous obtien-
drons la seule victoire désirable :
une victoire pacifique dans une
Europe réconciliée.



Date:
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