Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Cagoule

Lundi 24 janvier 1938
Le Figaro

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CHRONIQUE

LA CAGOULE

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

AUSSI peu cagoulard que l’on soit, cette affaire étonne encore plus qu’elle n’indigne[1][1] La Cagoule est le surnom donné à l’OSARN, ou CSAR ( « comité secret d’action révolutionnaire » ), groupement d’extrême droite anti-républicain, anti-sémite, anti-communiste, né en 1935 d’une scission de l’Action française. Dirigé par Eugène Deloncle et financé par Eugène Schueller (fondateur de la société Oréal), son but était de renverser la République. Ouvertement terroriste, il perpétra des assassinats et des attentats contre les services publics, organisant aussi des grèves « politiques » dans l’industrie automobile. La consternation de Mauriac qu’un tel phénomène puisse s’ancrer en France est réelle. Ce qu’il ne mentionne pas c’est que la Cagoule attira le soutien de nombreux catholiques, y compris des jeunes gens de la Réunion des Étudiants (104 rue de Vaugirard) où lui-même s’était brièvement installé après son arrivée à Paris en 1907.. Depuis que la France est France, on n’avait jamais entendu dire chez nous que le type « ingénieur de chez Michelin[2][2] Plusieurs employés de Michelin furent impliqués dans un attentat à la bombe provoqué par la Cagoule contre la Confédération générale du patronat français le 11 septembre 1937, qui tua deux agents de police. Pierre Michelin, fils d’un des fondateurs, fut suspecté d’avoir financé l’opération. » inclinât au terrorisme, ni qu’il tuât volontiers par ordre. Il y a là un phénomène si étrange qu’après avoir poussé des cris, la sagesse serait d’y appliquer son attention froidement, et de remonter aux causes.

Qu’on ne me soupçonne surtout pas de quelque complaisance inavouée à l’égard de ces furieux. Si j’en découvrais dans mon cœur la moindre trace, j’en ferais l’aveu sans vergogne. Au fond de tout être humain, même le plus inoffensif, il existe des routes mal frayées en direction de bizarreries et de crimes — des routes qui ne sont ignorées de lui-même que s’il n’est pas né chrétien et romancier. Mais je suis bien assuré qu’il ne s’en trouve aucune en moi qui aboutisse au crime politique.

Ce n’est certes pas la cruauté du monsieur bien élevé qui m’étonne, [Note: On respecte la ponctuation de l'original.] Dans le bon bourgeois, fils respectueux, père excellent et tendre époux, les réserves de férocité sont incalculables, nous le savons. Les hommes graves qui, de siècle en siècle, ont appliqué la torture à d’autres hommes, étaient d’honnêtes gens comme vous et moi ; et si la Bastille n’avait pas été prise, ni Marat, ni Robespierre, ni Fouquier-Tinville[4][4] Marat (1743-1793), Robespierre (1758-1794), Fouquier-Tinville (1746-1795), grands personnages de la Révolution Française. n’eussent été fort différents des vétérinaires et des gens de robe à qui nous avons affaire chaque jour.

Mais cette férocité, qui est la chose du monde la mieux partagée[5][5] Adaptation de la formule bien connue par laquelle Descartes ouvre la Première partie du Discours de la méthode (1637) : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ., demeure chez le bourgeois presque toujours légale et d’ordinaire, ne se donne libre cours que dans les formes de la justice. C’est ce qui la distingue de la férocité populaire, prime-sautière et facétieuse. Nous n’avons jamais douté que quelques-uns des gens charmants avec qui nous dînons, à quelque parti qu’ils appartiennent, seraient fort capables de faire fusiller cinquante mille personnes suspectes [Note: On respecte l’orthographe de l'original.] de ne point penser comme eux, et d’anéantir une ville à coups de bombes asphyxiantes, mais ce serait autant que possible dans les règles et, si j’ose dire, en toute sécurité de conscience.

Chez les cagoulards, nous nous trouvons donc en face d’un phénomène tellement nouveau et insolite, que nous devons d’abord le considérer comme un signe. Des éléments inconnus se sont introduits dans le corps de la France[7][7] Mauriac avait sans doute raison de soupçonner que l’idéologie de la Cagoule était un produit importé, au moins en partie, de l’étranger. Le groupement avait des liens très forts avec le gouvernement de Mussolini et apportait aussi des armes à Franco, recevant des deux chefs fascistes des soutiens financiers. La destruction, à l’aérodrome de Toussus-le-Noble, d’avions destinés à l’Espagne républicaine (août 1937), ainsi que l’assassinat des frères Rosselli que Mauriac mentionne plus bas, furent parmi les fruits de cette coopération occulte. Il passe outre, pourtant, la dette idéologique préalable du fascisme italien et espagnol envers l’Action Française. et y suscitent des désordres si singuliers que nous souhaiterions qu’ils fussent étudiés avec méthode et rigueur, par des spécialistes et des témoins très peu engagés dans la lutte politique : un Daniel Halévy, par exemple, ou un Siegfried[8][8] Daniel Halévy (1872-1962), André Siegfried (1875-1959), deux historiens français bien capables, en fait, de commenter le phénomène cagoulard. Halévy venait de publier Pour l’étude de la Troisième République (Grasset, 1937), analyse des idées maçonniques dans le régime républicain ; Siegfried, qui devait partager avec Mauriac la tribune du Figaro, était l’auteur de plusieurs livres sur la politique britannique et américaine ainsi que d’un Tableau des partis en France (Grasset, 1930)..

Au départ même de leur enquête, ces docteurs se heurteraient à un premier obstacle : la Police. Gardons-nous de nous faire de la Police une image romantique. Reconnaissons-lui le droit, quand elle tient une piste, de ne pas se découvrir trop tôt. Il n’empêche que sa mission n’est pas d’abord de mettre la main sur le criminel, mais de prévenir le crime. Or, tout au long de 1937, les gens de la rue entendaient parler de dépôts d’armes, de serments dans des garages et d’autres histoires de même acabit. C’est même cette publicité, l’apparence « perruque blonde » de cette conspiration qui nous empêchait de la prendre au sérieux. La Police, elle, laissait filer le gibier comme si elle avait craint qu’il n’eût pas fait encore assez de ravage… Elle tenait en réserve, soignait, engraissait diverses espèces curieuses de conspirations. Le poisson ne sait pas qu’il nage dans un vivier, qu’un œil noir le regarde… Nous voudrions être assurés que la Police ne poursuit jamais les délits qu’elle a provoqués, qu’elle ne punit jamais les crimes dont elle aurait pu empêcher l’accomplissement.

En tout cas, le premier soin de nos docteurs serait d’isoler le phénomène qui leur est soumis, de tout élément policier. Il leur resterait ensuite à confronter tous les attentats de même style dont la France a été le théâtre depuis la guerre. Et ici l’ordre chronologique devrait être considéré : il n’est pas sans importance que l’assassinat de Koutiépoff ait précédé de plusieurs années celui des frères Rosselli[9][9] Les frères Carlo et Nello Rosselli, deux intellectuels antifascistes italiens, furent assassinés le 9 juin 1937 à Bagnoles-de-l’Orne. Quand au général Alexandre Koutiépoff, ancien chef de l’armée russe « blanche » dans la guerre contre les bolcheviques (1919-1920), Mauriac dépasse les faits établis en parlant d’assassinat, car le corps du général n’a jamais été retrouvé : il avait disparu à proximité de son domicile parisien, au 26 rue Rousselet, le 26 janvier 1930, victime d’un enlèvement commis en toute probabilité par des agents du gouvernement soviétique. Mauriac juxtapose ce fait au meurtre des Rosselli pour établir l’équilibre entre atrocités de droite et de gauche. En fait, les deux crimes étaient peut-être moins séparés : l’activiste russe Navachine, en 1937, évoquait la disparition de Koutiépoff par rapport aux menaces subies, également à Paris, par lui-même — et c’est à la Cagoule qu’on a attribué le meurtre de Navachine qui ne tarda pas à se produire. Cet événement récent, joint à la proximité de l’anniversaire de l’enlèvement, explique sans doute pourquoi Mauriac se remémore de ce mystère non résolu..

Enfin, il s’agirait de savoir si ce n’est pas le même microbe qui a atteint les circonvolutions droites et les circonvolutions gauches du cerveau français et, pour parler net, si le crime commun à certains éléments de la Gauche et à certains éléments de la Droite n’est pas d’avoir vendu leur âme à un démon qui n’est pas de chez nous.

François Mauriac, de l’Académie française.


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