Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Retour du milicien

Jeudi 11 février 1937
Le Figaro

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CHRONIQUE

LE RETOUR DU MILICIEN[1][1] Repris dans JMP, p.724-26. Cet article « magistral » valut le jour même à Mauriac une lettre de félicitations de Paul Claudel (CPC-FM, p. 112). Il n’existe qu’une seule feuille ms numérotée 3 qui est le ms du dernier paragraphe sans grandes différences. La première page du ts est en encre bleue et se termine après « larmoiement » (para. 3). Le texte imprimé est essentiellement celui du ts malgré des modifications apportées par Mauriac.

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française

SUR un fond rougeâtre, le pâle
Malraux[2][2] André Malraux (1901-1976, aventure sa jeunesse en Extrême Orient, puis en Espagne) : engagé dans les Brigades internationales, il commanda l’escadrille España presque jusqu’à son quasi anéantissement lors de la bataille de Malaga (8 février 1937). L’Asie lui inspire La Condition humaine (Gallimard, 1933 ; prix Goncourt de la même année) et l’Espagne L’Espoir (Gallimard, 1937), adapté au cinéma en 1938 : Espoir, sierra de Teruel.
ovations[3][3] L’Association internationale des écrivains pour la défense de la culture, mouvement antifasciste, avait organisé une réunion publique à Paris le 1er février 1937. Mauriac était dans la salle.. L’avant-bras qu’il re-
plie, le poing serré, va-t-il se multi-
plier et faire la roue autour de sa tê-
te d’idole ? Les Indes et la Chine ont
curieusement marqué ce Saint-Just[4][4] Louis Antoine de Saint-Just (1767-1794) demanda l’exécution du roi et devint le théoricien de la Terreur, avant d’être lui-même guillotiné..
Pour moi seul, sans doute, dans
cette foule, il rappelle Chan-Ock,
le jeune pirate d’un récit de mon
enfance, dans un Saint Nicolas[5][5] Périodique pour enfants d’inspiration cléricale et patriotique. Mauriac en possédait la collection complète pour les années 1887 à 1894 (cf. « L’Enfant qui lisait » , Le Figaro littéraire, 12 décembre 1959, OA, p. 665). des
années 90.

Dès que Malraux ouvre la bou-
che, son magnétisme faiblit. Non
qu’il n’y ait en lui de quoi faire un
tribun, et même un grand tribun ;
mais le littérateur lui coupe le sif-
flet. Les images qu’il invente, au
lieu de réchauffer son discours, le
glacent : elles sont trop compli-
quées, on y sent la mise au point
laborieuse de l’homme de lettres.
Ainsi l’aube pressentie de la victoi-
re de Madrid devient pour Malraux
ce reflet de chevaux de bois qui,
dans la glace d’un café, révéla sa
guérison à un milicien aveugle :
ce n’était pas facile à expliquer,
cela semblait interminable ; et nous
n’en sortions plus.

Le [Note: « La » ts.] problème de Malraux, futur
commissaire du peuple, sera de
passer du style écrit au style parlé.
Dans les rares instants où il y réus-
sit, son éloquence dégagée du lar-
moiement, [Note: Fin de la première page du ts.] du trémolo des vieux té-
nors politiciens, [Note: « de la politique devient » ts.] m’a paru sèche et
coupante à souhait. Je doute qu’il
en ait conscience, car il cherche à
émouvoir comme les camarades ;
mais la sensiblerie n’est pas son
fort : dès qu’il veut attendrir, il
ennuie.

Son exorde fut excellent. M’avait-
il aperçu au fond de la salle ? A
travers cette forêt de poings [Note: On lit « points » dans l'original.] ten-
dus, il reprenait un dialogue inter-
rompu depuis des années[10][10] Dans son édition des Mémoires politiques (JMP,pp.724-26), Laurence Granger note que Mauriac et Malraux se sont fréquentés au milieu des années 1920. En 1925, Mauriac publie Orages, recueil de vingt-huit poèmes, aux éditions A la Sphère, dont Malraux est l’un des directeurs. Quand Malraux obtient le prix Goncourt pour La Condition humaine, Mauriac lui consacre une chronique où il rappelle qu’il « sui[t] depuis ses débuts cet étonnant Malraux » ( « Prix Goncourt 1933 » , L’Écho de Paris, 16 décembre 1933 p. 1)., du temps
que ce petit rapace hérissé, à l’œil
magnifique, venait se poser au bord
de ma table, sous ma lampe. Alors
il m’adressait la même question
qu’il me jette ce soir, du haut de
cette estrade où l’aviateur, le ris-
que-tout éclipse de sa trouble gloire
le troupeau [Note: « Alors il agitait pour moi seul la question qu’il m’adressa ce soir du haut de cette estrade où il domine le petit troupeau » ts. « de sa trouble gloire » ajouté.] des écrivains fonction-
naires — où les Chamson, les Cas-
sou [Note: Nom illisible ; peut-être Guéhenno.] et les Jean-Richard Bloch[13][13] André Chamson (1900-1983), Jean Cassou (1897-1986) et Jean-Richard Bloch (1884-1947) soutiennent le Front populaire, Jean Cassou figurant même au cabinet de Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts. Chamson et Cassou étaient effectivement fonctionnaires. Mauriac est fasciné par Malraux, homme d’action qu’il oppose aux « gens de la Culture » , ces « révolutionnaires nantis » au service du gouvernement du Front populaire (cf. « Méchanceté » , Le Figaro, 29 mai 1937). Il est un peu injuste envers ces hommes qui font partie de la direction d’Europe mais qui ne sont pas que des intellectuels : Chamson, chartiste comme Mauriac, s’est même engagé en Espagne, et les trois hommes joueront un rôle actif durant la Résistance. sont
les escabeaux de ses pieds[14][14] Cf. Lc, 20, 42–43 (citant Ps, 110 (109),1) : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite, jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis un escabeau pour tes pieds. » .

« L’Église a eu ce peuple sous
sa coupe... qu’en a-t-elle fait ? » Pas plus en public, aujourd’hui,
qu’autrefois dans nos conversations
privées, Malraux ne traite la reli-
gion avec dédain. Il hait peut-être,
mais il ne méprise pas. Déjà, à dix-
huit ans, quand il parlait du Christ,
ce réfractaire savait de qui il par-
lait. Rien ne rappelle en lui cette
horrible espèce de vieux radicaux
maçons qui s’attendrissent sur le
doux vagabond de Judée ; Malraux
connaît le Christ : ce doux vaga-

--- nouvelle colonne ---

bond est toujours son dur adver-
saire.

S’il m’avait directement inter-
pellé, je lui eusse répondu : « Je
sais ce que les prêtres ont fait de ce
peuple, parce que je sais ce que ce
peuple a fait de ses prêtres : seize
mille ecclésiastiques massacrés, onze
évêques assassinés[15][15] Les historiens considèrent ce chiffre comme exact. Au soulèvement nationaliste répond une terreur rouge : aux yeux de son peuple, l’Église est du côté des puissants. S’ensuivent massacres, pillages, incendies d’églises (presque toutes celles de Barcelone).... » Le Frente
popular[16][16] Le Frente Popular est parvenu au pouvoir suite aux élections du 16 février 1936. brûle de zèle pour son
Église : grâce à lui, elle ne manque-
ra jamais de martyrs[17][17] En 1936, l’échec du soulèvement nationaliste à Barcelone avait entraîné dans toute l’Espagne, excepté dans le Pays basque, une terreur anticléricale qui avait fait seize mille victimes, dont onze évêques, sans que le gouvernement puisse maintenir l’ordre républicain.. [Note: « Si pourtant il m’avait interpellé je lui eue répondu : [ ?] nous ce que les prêtres ont fait du peuple parce que ce que ce peuple a fait de ses prêtres seize mille ecclésiastiques et onze mille évêques massacrés
Le fronte populare brute de
Et cependant à Barcelone les [ ?]
Et le Rembla plus que des brochures pornographiques sur l’Église » ms.]

Le point faible de Malraux, c’est
son mépris de l’homme — cette
idée qu’on peut entonner n’impor-
te quoi aux bipèdes qui l’écoutent
bouche bée. Quoi qu’il ait raconté
de lui, nous ne l’avons jamais cru
tout à fait. Dieu sait pourtant que
ce joueur[19][19] Comme le note Laurence Granger (JMP, p. 726), ce terme « joueur » annonce un autre article de Mauriac, consacré lui aussi à un discours prononcé par Malraux ( « Malraux ou la vie d'un joueur » , Le Figaro, 19 fevrier 1948, p. 1 ; JMP, p. 892-94)., qui depuis l’adolescence
s’engage à fond, perd sa vie, aurait
le droit de ne rien ajouter à son
histoire[20][20] Ces lignes reprennent celles de « Prix Goncourt » (L’Écho de Paris, 15 décembre 1933, p. 1). ; mais il faut qu’il nous
trompe : son démon l’exige.

Il y a de l’esbroufeur dans cet
audacieux, mais un esbroufeur
myope, qui n’a pas d’antennes,
qui se fie trop à notre bêtise. Par
exemple, lorsque l’autre soir, à la
Mutualité[21][21] Salle de réunion de la rive gauche, haut lieu de rassemblements et de manifestation., il affirmait que le gé-
néral Queipo de Llano[22][22] Gonzalo Queipo de Llano (1875-1951) s’est d’abord fait connaître comme un général respectueux de la légalité républicaine, avant de changer de camp et de se ranger avec les nationalistes. Il s’empare de Séville le 18 juillet 1936, grâce à un coup de bluff, puis commande l’armée franquiste du Sud, et joue un rôle à travers ses émissions de 22 h 30 sur Radio Séville. avait or-
donné par Radio de bombarder les
hôpitaux et les ambulances « pour
atteindre le moral de la canaille[23][23] Le général nationaliste des Armées du Sud comprend l’utilité des discours radiophoniques dont il fait une arme. Le mot de canalla (canaille) lui restera attaché. » ,
il n’arracha pas à cette salle pour-
tant passionnée le rugissement
d’horreur attendu : on ne le croyait
pas. De même, après une descrip-
tion trop soignée de paysans espa-
gnols faisant cortège à des avia-
teurs gouvernementaux blessés[24][24] Malraux semble décrire ici une des scènes principales de son film Espoir, sierra de Teruel., il
ajouta : « Chez l’ennemi, quand
leurs aviateurs tombent, si l’on n’en-
voyait les carabiniers à leur se-
cours, personne n’irait les rele-
ver... » A ce moment, il dut sentir
quelque résistance dans la salle, car
il ajouta mezzo voce : « sauf en
Navarre[25][25] Les Carlistes, majoritaires en Navarre, étaient favorables au soulèvement du général Franco.... »

Il ne sait pas mentir, voilà le
vrai : il ment mal. [Note: [illisble]] Il ne sait pas
plaire non plus, ce Malraux, en dé-
pit des folles acclamations qui l’ac-
cueillent. Il ne mâche pas les mots
à cette foule venue pour entendre
des paroles consolantes. « Toute la
question [Note: « le problème » ts.] est de savoir si nous arri-
verons à transformer la ferveur ré-
volutionnaire en discipline révolu-
tionnaire... » Cette dure vérité, as-
senée d’une voix mauvaise, répandit
la consternation. Des fascistes tapis
dans les coins se pourléchèrent les
babouines. J’entendis mon voisin
dire à mi-voix : « S’ils n’ont pas en-
core résolu le problème, ils sont
cuits. [Note: « perdus » ts.] »

Lorsque le héros quitta l’estra-
de, la température de la salle avait
baissé. Les acclamations tournèrent
court. Malraux rentra dans sa soli-
tude. [Note: « Et cette réflexion s’imposait à tous les auditeurs [ ?] Lorsque le héros quitta l’estrade la température dans la salle avait baissé… » ms. « Il fut acclamé applaudissements mais [ ?] le tempête d’acclimations Les applaudissements » biffé.]

François Mauriac,
de l’Académie française.


Date:
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