Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Méchanceté

Samedi 29 mai 1937
Le Figaro

Page 5

Méchanceté

Par François Mauriac, de l’Académie française

RÉPONDRAI-JE ? Ne répondrai-je pas ? L’auteur hésitant relit l’article qui l’éreinte et invoque la muse Indignation. En vain : sa bile reste froide et ce lui est une raison de s’étonner, une fois de plus, de sa prodigieuse insensibilité aux injures des gens qui n’intéressent pas son cœur.

Les êtres qu’il aime et ceux qu’il admire ont mille façons de l’atteindre : un mot leur suffit, un sourire, un silence. D’aussi loin qu’il se souvienne, il a délégué à d’autres le pouvoir de le blesser. Mais c’est un pouvoir absolu qui ne souffre pas de partage avec les indifférents. J’ai remarqué que les caractères très susceptibles qui réagissent aux moindres offenses d’où qu’elles viennent, n’ont pas beaucoup de cœur. Les vrais passionnés agissent comme le Dieu de Jansénius[1][1] Cornelius Jansen, connu sous son nom latin de Jansenius, (1585-1638) fut notamment professeur à l’université de Louvain ; il rassembla sa théorie de la grâce dans l’Augustinus, paru en 1640, après sa mort, condamné par le Vatican et soutenu en France par Port-Royal. Il soutenait que l’homme avait besoin de la grâce divine pour surmonter la tentation du mal. Mauriac avait abordé cette question, au centre de son œuvre romanesque, dans La Vie de Jean Racine (Grasset, 1928). La notation est ici bien sûr ironique. : ils mettent à part leurs élus, entretiennent avec eux un commerce souvent orageux, troublé, mais plein de délices, et laissent les autres hommes composer, dans les ténèbres extérieures, un grouillement confus, d’où il ne leur peut venir ni bien ni mal.

Tout de même, on[2][2] Il est difficile de savoir qui se cache derrière cet indéfini. Après tout, il s’agit peut-être de Mauriac lui-même, qui a dû débattre en son for intérieur sur le meilleur moyen de venger sa blessure. assure à l’auteur que cette fois l’attaque est sanglante, qu’il y doit répondre, même sans colère, et que servi froid le plat n’en sera que meilleur. Sans doute… Encore faudrait-il, pour se mettre en train, éprouver quelque irritation. Or, songe l’auteur, je n’en ressens aucune contre cet inconnu[3][3] Le mot est polémique parce que volontairement impropre : Mauriac cite Jean Cassou dans le paragraphe suivant, et il l’a déjà attaqué dans « Le Retour du milicien » (in Le Figaro du 11 février 1937). Mauriac veut dire qu’il n’a rien fait pour mériter la célébrité. Nous n’avons pas retrouvé l’occasion de la querelle, qui remonte sans doute à la fin de l’année 1936, où la revue Europe dont le rédacteur en chef était J. Cassou soutenait la politique du PCF de Maurice Thorez de « la main tendue aux catholiques » , refusée par Mauriac. qui m’accorde beaucoup plus d’importance que je ne m’en suis jamais donné à moi-même, et dont chaque mot trahit l’idée exagérée qu’il se fait de ma fortune[4][4] A prendre au sens matériel de situation financière, comme la suite le montre.. L’envie que nous inspirons et qui est la forme d’admiration que nous avons lieu d’attendre des âmes un peu basses, ne me semble périlleuse que parce qu’elle nous incite à réciter la prière du pharisien[5][5] Cf. Lc, 18, 9-14. Le pharisien de cette parabole se jugeait plus digne que le collecteur d’impôts. L’ironie vient de ce qu’ici, cette attitude orgueilleuse serait justifiée ! et à remercier le ciel de nous avoir fait créature si admirable.

De quoi leur en voudrais-je ? se demande l’auteur. Il n’est pas jusqu’à leur langage qui ne nous rende sensible le bonheur de n’être pas de leur bord. Lorsque M. Jean Cassou[6][6] Jean Cassou (1897–1986), écrivain et intellectuel antifasciste qui devint directeur de la revue Europe en 1936. Cette même année il entra au cabinet de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du Front populaire. Après la libération, il occupa le poste de conservateur en chef du Musée national d’Art Moderne pendant 20 ans (de 1945 à 1965)., par exemple, me menace d’être « cassé aux gages » par les gens de droite, je sens bien que ce « cassé aux gages[7][7] « Casser aux gages » signifie : priver d’un emploi rémunéré. » , dépourvu pour moi de toute signification, qui exprime un geste auquel de ma vie je n’ai eu recours, et dont je n’ai pu subir le risque dans un métier où je ne veux connaître, à gauche comme à droite, que des amis et des pairs, garde pour les gens en place une signification redoutable : en dépit du triomphe de leur parti — peut-être même à cause de ce triomphe[8][8] C’est le thème de l’attaque de Mauriac contre Cassou et quelques autres dans « Le Retour du milicien » . Mauriac a en horreur les fonctionnaires de la culture qui doivent tout au Front populaire.. Ah ! nous devinons aisément pourquoi tous ces rats ont le fromage si mauvais ! Saint-Simon[9][9] Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675–1755), dont les célèbres Mémoires parurent pour la première fois en 1788. dit du jeune abbé Fleury[10][10] André Hercule de Fleury (1653–1743), futur cardinal et ministre principal de Louis XV. « qu’il suppléait souvent aux sonnettes avant qu’on en eût l’invention[11][11] La citation est tirée du tome 2, chapitre XIV des Mémoires de Saint-Simon. L’éditeur de l’édition de la Pléiade précise : « L’usage de la clochette permettait d’éviter l’indiscrète présence des valets. » Voir Saint-Simon, Mémoires, I (1691–1701), édition établie par Yves Coirault, « Bibliothèque de la Pléiade » , p. 1446.… » Les régimes changent, mais sous tous les régimes les gens qui suppléent aux sonnettes ont l’œil jaune et la bouche amère.

Eh bien, nous leur tiendrons compte de leur fatigue. Je pense avec sympathie à celle de M. Jean Cassou, qui a commencé de servir sous mon confrère M. Léon Bérard[12][12] Académicien depuis 1934, un an après Mauriac, élu des Basses Pyrénées (maintenant Pyrénées atlantiques), Léon Bérard (1876-1960) fut un politicien habile, comme le remarqua Mauriac après sa mort (BN, II, 395) : homme de droite, il fit carrière dans la république radicale, et fut même ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts (1919-1920 et 1921-1924)., et qui sait bien qu’il n’a pas fini de grimper. L’irritation est une forme de la lassitude — et il s’abaisse, le pauvre homme, jusqu’à me traiter de Tartuffe[13][13] La comédie de Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur, fut représentée pour la première fois en 1664.… Tartuffe ! comme si ce n’était pas eux aujourd’hui qui du haut de toutes les places qu’ils occupent, crient aux Français le vers de l’hypocrite démasqué : « La maison est à moi, c’est à vous d’en sortir[14][14] Le Tartuffe, IV, 7, (v.1557-1558). La citation est inexacte : « C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître, La maison m’appartient, je le ferai connaître. » »

C’est parler un peu trop vite, mon cher confrère, du moins en ce qui vous concerne. Non pas toute la maison : l’antichambre. Vous portez le collier — un collier qui, en dépit des franches lippées[15][15] Souvenir de La Fontaine, « Le Loup et le chien » , Fables (1668), I, 5 : « Car quoi, rien d’assuré, point de franches lippées. » , vous pousse à mordre. Quelqu’un qui vous a observés, vous et les vôtres, dans des commissions, m’assurait que c’était merveille de vous voir, tous en rond, faire les beaux et frémir, non pas même à la vue d’un de vos maîtres : au simple énoncé du nom redoutable[16][16] Sans doute Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-arts du Front populaire..

A seize ans, les jours de mélancolie, nous allions mes amis et moi contempler, au Jardin Public de Bordeaux, un petit canard rouge, dont l’allégresse était le spectacle le plus consolant du monde. Son entrain à frétiller du derrière, à barboter, à claquer du bec (non parce qu’il avait faim, mais parce qu’il était repu) suffisait à nous rendre courage : « Il y a donc encore de la joie dans le monde ! » disions-nous.

J’ai longtemps espéré des gas [Note: Nous respectons l’orthographe de l’original.] de la Culture le même réconfort. La hargne de ces vainqueurs[18][18] Ceux qui ont conquis des places au moment du Front populaire. me déconcerte, je l’avoue. Non, ce n’est pas seulement leur cou pelé[19][19] Encore un souvenir de La Fontaine, « Le Loup et le chien » , Fables (1668), I, 5 : « il vit le cou du chien pelé » . qui les brûle. Il doit y avoir autre chose. Qu’est-ce qui ne va pas ? Où se cache le pétale qui trouble leur sommeil ? Où le cheveu ? Il faut citer encore Saint-Simon : « Mme de Maintenon, dans le prodige incroyable d’élévation où sa bassesse était si incroyablement parvenue, ne laissait pas d’avoir ses peines[20][20] Saint-Simon, Mémoires, tome 2, chapitre III, Pléiade, t. I, p. 428. Future Madame de Maintenon, Françoise d’Aubigné, petite fille d’Agrippa d’Aubigné, était née en 1635 pendant que son père, Constant d’Aubigné, était en prison pour dettes. Par la suite, elle épousa Scarron, qui, à sa mort ne lui laissa que des dettes. C’est à l’âge de 50 ans qu’elle épousa secrètement Louis XIV. Les « peines » de la pieuse Mme de Maintenon étaient dues aux « incartades continuelles » de son frère, le comte d’Aubigné.… » Qui nous dira les chagrins de nos révolutionnaires nantis ? Si jamais ils recommencent à mordre, nous nous amuserons de cette recherche : petit jeu qui vaudra bien celui de découvrir le nom des quarante académiciens.

François Mauriac, de l’Académie française.


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