Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Reste est silence

Vendredi 18 mars 1938
Temps présent

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BILLET

LE RESTE EST SILENCE[1][1] Article repris dans MP, p. 102-03 (JMP, p. 743-44). Le titre est tiré de Shakespeare, Hamlet, V, 2, où on trouve ces toutes dernières paroles prononcées par le prince Hamlet en mourant, avant de pouvoir prendre connaissance des nouvelles apportées par les ambassadeurs revenant d’Angleterre. L’expression évoque ainsi la futilité des efforts pour infléchir le cours des événements. Mauriac reprendra ces mêmes mots de Shakespeare dans la conclusion de son article « 26 septembre » , et mettra d’autre part le même titre à un article en date du 19 octobre 1946, inspiré à la fois par la mise en scène et l’interprétation de Jean-Louis Barrault et le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale.

par François MAURIAC.

Je n’ai pas eu le courage d’ac-
cepter l’honneur de présider un
meeting en faveur des Autrichiens
catholiques. Ce n’était pas de nos
paroles que nos frères autrichiens
avaient besoin. A leur place, je ne
les écouterais qu’avec rage et peut-
être y répondrais-je par un « Heil
Hitler ! » ironique et désespéré.

Il y a des paroles qui sont des
actes ; il en est d’autres qui res-
semblent à des caricatures de l’ac-
tion. Tant que la France demeu-
rera en état de démission, il ne
reste plus aux Français que de
baisser la tête et de se taire.

Versons sur l’Autriche catholi-
que les armes[2][2] [sic] de l’enfant abence-
rage[3][3] Les Aventures du dernier Abencerage (1826) de René de Chateaubriand raconte le départ douloureux de Grenade de la dernière famille royale musulmane. Atteignant un sommet qui offrait un panorama du pays, la Sultane des Abencerage dit à son fils : « Pleure maintenant comme une femme un royaume que tu n’as pas su défendre comme un homme. » : pleurons, comme des fem-
mes, le royaume catholique que
nous n’avons pas su défendre com-
me des hommes.

C’est aux Français qu’il faut
adresser des discours. Ils ne savent
pas encore que le même esprit qui
triomphe en Autriche a triomphé
déjà en Espagne, en Abyssinie et
en Chine[4][4] Mauriac évoque ainsi trois théâtres de guerre marqués par l’agression des pays de l’Axe et la passivité ou la démission des autres pays occidentaux et de la Société des Nations. En Espagne, Franco est en train de triompher sur les forces républicaines grâce non seulement à la main-forte prêtée par Mussolini et Hitler, mais aussi par le refus des gouvernements britannique et français d’intervenir. Envahie par les troupes italiennes dès le 2 octobre 1935, l’Abyssinie (l’Éthiopie) est tombée entre les mains de Mussolini au bout de quelque six mois de combats marqués par des massacres, des bombardements des populations civiles et même l’usage du phosphore et des gaz toxiques. Comme les autres pays européens, la France est restée inerte face à cette agression et à l’annexion qui n’ont ému ni la droite ni la gauche. Entrée dans l’ancienne capitale de la Chine, Nankin, le 13 décembre 1937, l’armée japonaise se livre ensuite à une série d’exactions, massacrant quelque 200 000 soldats et civiles et réduisant les femmes en esclavage sexuel.. Un grand nombre d’en-
tre eux en sont encore à se réjouir

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de ce qui se passe ces jours-ci en
Espagne[5][5] Les bombardements les plus intensifs de la ville de Barcelone ont lieu du 16 au 19 mars, juste au moment de l’Anschluss.. L’effroyable synchronis-
me de l’entrée de Hitler à Vienne
et de la victoire des aviations italo-
allemandes sur la frontière cata-
lane ne leur ouvre pas les yeux.

L’anneau de feu se referme sur
nous et samedi, le jour de l’Ansch-
luss[6][6] Le 12 mars 1938, les troupes d’Hitler investissent l’Autriche pour achever son annexation par le Troisième Reich sans résistance de la part des autorités autrichiennes ni des pays occidentaux. [http://en.wikipedia.org/wiki/File:Bundesarchiv_Bild_183-1987-0922-500,_Wien,_Heldenplatz,_Rede_Adolf_Hitler.jpg], il s’en trouvait, devant l’Arc
de Triomphe, qui saluaient à l’hit-
lérienne le drapeau de Verdun[7][7] S’étendant du 21 février au 15 décembre 1916, la bataille de Verdun est restée dans les esprits comme le symbole même des immenses destructions matérielles et humaines occasionnées par la Grande Guerre. De ces longs mois de batailles ayant occasionné le premier usage des lance-flammes et des gaz phosgène, les morts s’élevaient à plus de 500 000 hommes. !

Ce n’est pas le moindre crime du
communisme que d’avoir, par
l’horreur qu’il inspirait, fait d’une
grande partie de la bourgeoisie eu-
ropéenne la complice des dictatu-
res. Comme elles se sont bien ser-
vies de cette épouvante et de ce dé-
goût ! Mais nous savons, aujour-
d’hui, lequel des deux monstres
était le plus redoutable. Nous le
savons ? Nous devrions commencer
à le savoir. Hélas !…

Pourtant il y a plus de choses
sur la terre et dans le ciel que n’en
peut concevoir une cervelle raciste[8][8] Mauriac reprend encore des lignes de Shakespeare : Hamlet, I, 5, où, enjoignant Horatio de garder secret tout ce qu’il a pu voir et entendre de sa rencontre avec le revenant sans chercher d’explications, Hamlet déclare : « Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie » ..
Et Mein Kampf[9][9] Paru en 1925, le manifeste autobiographique d’Hitler est disponible dès 1934 en version française sous le titre Mon combat. Cependant, très peu de Français ont lu cet ouvrage qui dès avant le déclenchement de la guerre dévoilait les desseins d’Hitler, y compris sa volonté d’attaquer la France pour la réduire à la servitude. ne coïncidera pas
éternellement avec les desseins de
la Grâce[10][10] Il arrivait à Hitler d’affirmer que, n’ayant pas rencontré de travers, sa politique avait la faveur de la Providence..



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