Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

26 Septembre

Vendredi 30 septembre 1938
Temps présent

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BILLET

26 SEPTEMBRE[1][1] Article repris dans MP, p. 107 ; JMP, p. 748-49.

par François MAURIAC.

Aujourd’hui, lundi 26 septembre, l’irréparable n’est pas encore accompli[2][2] Depuis le début du mois de septembre, Hitler ne cessait d’augmenter ses pressions pour obtenir le rattachement à l’Allemagne du pays des Sudètes, qui selon les frontières tracées par le Traité de Versailles, faisait partie de la Tchécoslovaquie, alliée de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Union Soviétique. En dépit des concessions considérables proposées par Chamberlain lors de son voyage à Berchtesgaden le 15 septembre 1938, Hitler renchérissait, exigeant en somme l’abandonnement total de la Tchécoslovaquie par ses principaux alliés. Bien que désireuse d’éviter la guerre, la France avait procédé à une mobilisation partielle le 24 septembre avant d’accepter la proposition d’une conférence formulée par Mussolini le 28. et c’est là notre unique raison de ne pas perdre cœur. Puisque les dés ne sont pas jetés, nous espérons « désespérément » . Si les événements sont, comme le dit Pascal, des maîtres que Dieu nous donne de sa main[3][3] Mauriac se souvient de Pascal, qui dans son « Mystère de Jésus » écrivait (B.553, L.919) : « Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, oh ! qu’il leur faudrait obéir de bon cœur ! La nécessité et les événements en sont infailliblement. » , nous récuserons celui-là, de toutes nos forces, tant que son poing ne pèsera pas sur notre nuque, tant que nos enfants resteront auprès de nous.

Mais même si la menace s’éloigne une fois encore, l’approche seule du fléau immonde, vingt ans après la grande guerre, nous juge et nous condamne, nous, les survivants. En juillet dernier, j’ai fait faire à mon plus jeune fils le pèlerinage de Verdun[4][4] S’étendant du 21 février au 15 décembre 1916, la bataille de Verdun est restée dans les esprits comme le symbole même des immenses destructions matérielles et humaines occasionnées par la Grande Guerre. De ces longs mois de batailles ayant occasionné le premier usage des lance-flammes et des gaz phosgène, les morts s’élevaient à plus de 500 000 hommes.. Vingt années n’ont presque rien changé à l’aspect du Mort-Homme[5][5] Appelé ainsi bien avant les événements de la Première Guerre mondiale qui le rendirent si tristement célèbre, le Mort-homme était une des hauteurs que les Allemands voulaient à tout prix prendre en déclenchant la bataille de Verdun. Aussi restait-il au coeur des barrages d’artillerie et des combats si dévastateurs qui s’y déroulèrent durant les quelque neuf mois.. La terre y est encore en agonie. Et déjà, il faudrait recommencer !

Outre nos responsabilités particulières, il existe pour toute notre génération une responsabilité collective. Le néant ridicule dans lequel sombre la Société des Nations[6][6] Le 21 septembre, M. Litvinov, commissaire du peuple aux Affaires étrangères de l’URSS, prononce un discours réclamant de la part de la Société des Nations l’imposition de mesures contraignantes et précisant que, avec la France et la Tchécoslovaquie, l’Union Soviétique — qui en réalité était tout aussi soucieuse d’éviter la guerre que les démocraties occidentales — s’opposera aux exigences allemandes. Mais au lieu de condamner les menaces d’Hitler, la SDN, fondée dans le sillage de la Grande Guerre dans l’espoir d’empêcher une nouvelle conflagration, ne montrera aucune volonté réelle de tenir tête à l’Allemagne nazie : elle réclamera mollement une solution négociée. mesure la faillite de cette espérance dont les morts de Verdun nous avaient faits les héritiers.

Mais à quoi bon parler, maintenant ? Je demande pardon à ceux qui me lisent : si le signal de la tuerie était donné, je ne serais même pas bon à « remonter le moral » . Déjà écrire me paraît criminel. Aligner des mots, arranger des phrases… j’ai pu me laisser aller lorsqu’il s’agissait d’autres peuples. Mais aujourd’hui « le reste est silence[7][7] Mauriac avait déjà emprunté ce vers de Hamlet pour le titre de l’article du 18 mars 1938 publié dans Temps présent pour dénoncer l’annexation de l’Autriche. L’expression est tirée de Shakespeare, Hamlet, V, 2, où on trouve ces toutes dernières paroles prononcées par le prince Hamlet en mourant, avant de pouvoir prendre connaissance des nouvelles apportées par les ambassadeurs revenant d’Angleterre. L’expression évoque ainsi la futilité des efforts pour infléchir le cours des événements. Mauriac mettra d’autre part le même titre à un article en date du 19 octobre 1946, inspiré à la fois par la mise en scène et l’interprétation de Jean-Louis Barrault et le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale. » … Non ! corrigeons ce mot de Shakespeare et disons : « le reste est prière » .



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