Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Préface à un premier roman

Samedi 17 septembre 1938
Le Figaro

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PRÉFACE
A UN PREMIER ROMAN[1][1] Cet article correspond à la préface des Enfants aveugles (Grasset, 1938). Elle sera reprise dans « Le Livre du jour : Les Enfants aveuglespar Bruno GAY-LUSSAC » , L’Ordre, 12 octobre 1938, p.2 et dans DAM, p. 155–160 (sous le titre « Bruno Gay-Lussac » ). Nous reportons ici la note de K. Goesch (p. 311) qui accompagne la préface : « Neveu de F. Mauriac, Bruno Gay-Lussac (né en 1918) est un romancier dont la réputation n’est plus à faire. Il a écrit, entre autres, Farandole (Laffont, 1946), Une gorgée de poison (Laffont, 1950), La ville dort (Julliard, 1951), La mort d’un prêtre (Gallimard, 1953) et Examen de minuit (Gallimard, 1960). Tout en reconnaissant volontiers sa dette envers son oncle, il se défend cependant d’être « mauriacien » . Dans une interview publiée dans Les Nouvelles littéraires du 13 décembre 1951, il précise : « Il va de soi que Mauriac est un des premiers écrivains que j’aie lus. Je l’ai découvert avant Rimbaud, c’est tout dire ! Mon premier livre, Les Enfants aveugles, fut naturellement écrit sous cette forte impression. Depuis, cependant, je crois m’en être un peu dégagé… » »

Par François MAURIAC
de l’Académie française

François Mauriac a écrit pour le premier roman de
M. Bruno Gay-Lussac[2][2] Bruno Gay-Lussac (1918-1997), auteur de nombreux romans et récits, il est l’arrière-petit-fils du célèbre chimiste Louis Joseph Gay-Lussac et neveu de François Mauriac. Il a fait des études de philosophie et de droit, et a travaillé dans une compagnie de navigation maritime. :
Les Enfants aveugles[3][3] Sont conservés à Malagar deux exemplaires de ce roman (paru chez Gallimard) dont un avec envoi autographe signé de l’auteur à Jeanne et François Mauriac : « A tante Jeanne que j’aime tant et qui fait tant pour moi. A Oncle François, mon maître qui me tire de l’eau et dont la préface sert de levure à mes enfants aveugles bien ra-pla-pla- !! Toute ma tendresse, toute ma reconnaissance. En attendant une plus belle édition. Leur neveu. Bruno 21 sept. 38 » . Il est dédié simplement « A maman » . L’achevé d’imprimé date du 9 septembre 1938. L’autre exemplaire conservé à Malagar est plus ancien (20 juillet 1938) et ne comporte ni la dédicace, ni la préface de François Mauriac., qui paraîtra
prochainement, une préface dont il a réservé la primeur à nos
lecteurs. On y trouvera quelques-unes de ses idées sur l’art,
du roman et les raisons profondes qui lui ont inspiré son
admiration grandissante pour Marcel Proust[4][4] Mauriac avait rencontré Marcel Proust (1871–1922) vers la fin de la Première guerre mondiale et avait déjà consacré un certain nombre d’articles à son œuvre. Voir son essai Du côté de chez Proust, La Table ronde, 1947, in OA, p. 271–317..

Un enfant aveugle se heurte à la vie
et crie : telle est l’histoire que Bruno
Gay-Lussac nous raconte. Mais le livre
d’un jeune garçon ne traite pas forcé-
ment des troubles de l’adolescence, et
nous tenons d’abord à éviter sur ce point
toute équivoque ; la haine, en effet,
nous est connue de certains critiques à
l’égard des récits qui prennent leur
[5][5] Photo sur 2 colonnes : « M. François Mauriac et le jeune romancier Bruno Gay-Lussac » . source dans le printemps humain « trem-
pé de boue[6][6] Cf. le premier vers de « Brumes et pluies » dans Les Fleurs du mal (1857) de Baudelaire : « Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue » . » .

Ce n’est pas que nous partagions ce
préjugé : tout appartient au romancier
— et tous les âges de la créature, l’hom-
me en herbe au même titre que l’homme
fait (qui ne l’est souvent qu’au sens où
l’on dit d’un fromage qu’il est « fait » ).
Une vie future en suspens dans une âme
très jeune, une destinée en puissance pos-
sèdent les mêmes droits à notre atten-
tion qu’un destin accompli, étale depuis
un demi-siècle sur son abîme, sur sa flore
toujours suspecte, sur sa faune souvent
immonde. Rien n’interdit à l’artiste de
préférer aux caractères fixés, aux visa-
ges immobilisés dans leur grimace éter-
nelle, un esprit qui se cherche, un cœur
qui s’interroge, des traits encore indis-
tincts où resplendissent les derniers
rayons de l’enfance sainte.

Pourtant, ce n’est pas ici un roman
sur l’adolescence, mais le livre d’un écri-
vain adolescent[7][7] Bruno Gay-Lussac n’a que vingt ans à la parution de son premier roman. Rappelons que François Mauriac avait vingt-quatre ans quand il fut salué pour sa première œuvre Les Mains jointes par l’écrivain et critique Maurice Barrès.. Notre auteur n’a eu
d’autre dessein que de décrire les pre-
miers contacts de son héros avec les êtres,
avec les choses, avec le cœur qu’il se dé-
couvre, avec le corps qu’il ne se connais-
sait pas. L’absence d’intentions fait le
prix d’une œuvre parfois maladroite, sa
sincérité aussi ; ou plutôt (car sincérité
prête à confusion), ce désir de ne rien
avancer qui n’exprime du plus près pos-
sible ce qu’en chaque rencontre il a res-
senti.

Est-ce une raison suffisante pour re-
commander un livre qui, d’ailleurs, n’of-
fre rien dont le lecteur se puisse dire
édifié ? Certes, je m’attends à des re-
proches : « Eh quoi ? c’est là tout ce
qu’un académicien catholique trouve à
porter aux nues ! Voilà le type de jeune
Français dont il a le front de nous pro-
poser l’exemple ! »

Confessons qu’il n’est rien de moins
exemplaire que cet enfant aveugle dont
Bruno Gay-Lussac suit pas à pas la cour-
se errante et dont il enregistre chaque
tâtonnement. Aucun geste de son héros
ne mérite d’être inscrit dans la colonne
des « bonnes actions » . Mais, au risque
de chagriner encore d’excellentes âmes,
renouvelons l’aveu de notre indifférence
en ces matières : il est trop vrai que
nous nous sentons incorrigible, au point
qu’il ne reste guère d’espoir que nous
changions jamais : la vertu essentielle
de l’écrivain réside à nos yeux dans une
certaine attitude devant le réel, faite
d’honnêteté, de scrupule et de candeur,
dans l’acharnement à creuser le roc d’un
être jusqu’à la nappe d’eau, jusqu’à la
source profonde[8][8] Mauriac avait déjà défendu cette conception du rôle du romancier dans ses essais Le Roman (L’Artisan du livre, 1928), Dieu et Mammon (Édition du Capitole, 1929) et Le Romancier et ses personnages (Corrêa, 1933). Cf. la citation de Jean Balde (pseudonyme de Jeanne Alleman) sur laquelle Mauriac termine Le Roman : « J’ai poursuivi la vie dans sa réalité, non dans les rêves de l’imagination, et je suis arrivé à Celui qui est la source de la Vie » (ORTC, II, 773)..

Nous ignorons si beaucoup de person-
nes ont été ramenées à la vertu par la
lecture d’un roman peuplé de personna-
ges vertueux. Mais nous savons que les
romanciers honnêtes (c’est-à-dire qui
n’ont d’autre souci que le vrai[9][9] Sur ce sujet, se reporter au Romancier et ses personnages, ORTC, II, p. 858-859 où Mauriac écrit par exemple : « Il faudrait reconnaître que l’art du roman est, avant tout, une transposition du réel et non une reproduction du réel. » (souligné par l’auteur), p. 858.) servent
utilement les médecins, les instituteurs,
les prêtres, et tous ceux qui, pour eux-
mêmes ou pour autrui, ont intérêt à
connaître l’humain[10][10] L’idée selon laquelle la raison d’être du roman serait de faire avancer la connaissance de l’homme se trouve déjà dans les trois essais cités dans la note précédente (cf. ORTC, II, 759, 811 et 860)., et qui savent que le
véritable amour est lucide et couve son
objet d’un œil sans illusion.

Nous sommes assuré qu’aucun éduca-
teur, aucun directeur de jeunes conscien-
ces, ne lira avec attention le livre de Bru-
no Gay-Lussac sans en tirer un enseigne-

--- nouvelle colonne ---

ment. Car c’est ici un témoignage véridi-
que dans une matière où nous sommes
accoutumé à tous les mensonges.

Sur ce point, que nous nous sommes
montrés ingrats à l’égard de Marcel
Proust[11][11] Marcel Proust (1871-1922). ! Si l’on me demandait aujour-
d’hui la qualité qui me frappe en lui, je
répondrais d’abord : le scrupule. Proust
est à mes yeux le type de l’auteur (au
[12][12] Photo sur 2 colonnes : « M. François Mauriac et le jeune romancier Bruno Gay-Lussac » . sens profond) édifiant, parce que dans
son œuvre immense nous aurions peine à
trouver un seul trait qui ne corresponde
à une connaissance par le dedans. On a
parfois fait état d’un jugement que je
portai au lendemain de sa mort sur ce
trou béant laissé dans l’œuvre de Proust
par l’absence de Dieu[13][13] Dans son article « Sur la tombe de Marcel Proust » (La Revue hebdomadaire, 2 décembre 1922, p. 5–9 (p. 8) ; repris dans Du côté de chez Proust, in OA, p. 290), Mauriac écrit : « Dieu est terriblement absent de l’œuvre de Marcel Proust. » . J’en mesure au-
jourd’hui l’injustice. Aucune négation
chez lui, aucun refus ; mais là où s’arrê-
te son expérience, là aussi s’arrête son
ouvrage. Il existe entre son œuvre et ce
qui constitue pour lui le monde connu,
une rigoureuse correspondance. Jamais
il ne s’aventure hors de cet univers qu’il
ne lui a pas suffi d’observer, ni même
d’explorer, qu’il a en quelque sorte ab-
sorbé et qu’il redécouvre peu à peu, au
plus secret de son être : il ne se recon-
naît de droit que sur une création con-
fondue avec lui-même. Or, le Royaume
de Dieu s’étend au delà des frontières du
monde proustien. Pour les franchir, il
manque à Proust cette grâce de la Foi,
cette vertu de l’Espérance. Il le sait et
ne tente pas de forcer les barrages du
surnaturel. Il a le pressentiment de la
grâce, il sent l’eau divine affleurer sous
cette création lépreuse, mais, publicain,
n’ose la recueillir dans ses mains souil-
lées[14][14] Allusion à la parabole du pharisien et du publicain (Lc, 18, 9-14). Étant monté au Temple pour prier, le publicain « n’osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant : « Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis ! » » Jésus termine sa parabole en affirmant que ce fut le publicain, plutôt que le pharisien, qui « descendit chez lui justifié » ..

A voir la témérité de ceux qui se font
juges des intentions de Dieu, de ses hai-
nes et de ses amours, nous [Note: On lit « nou » dans l’original.] nous deman-
dons si l’Etre infini ne préfère pas ce si-
lence d’une pauvre âme qui se croit re-
jetée, ou qui craint d’être indigne, ou
qui simplement se tait parce qu’elle ne
sait rien de son Créateur.

Je possède une lettre de Proust qu’il
m’adressait un an avant sa mort, et où
il exprime le désir que Francis Jammes[16][16] Francis Jammes (1868-1938).
prie pour lui[17][17] Lettre dans laquelle Proust accuse réception de Préséances (Émile-Paul, 1921) ; elle est reproduite dans Du côté de chez Proust. François Durand estime qu’elle date de juin 1921 (OA, p. 981). Voici la phrase évoquée par Mauriac dans le présent article : « Que ce grand poète [Francis Jammes], par votre intercession, me recommande à son saint favori, pour qu’il me donne une mort douce, bien que je me sente fort le courage d’en affronter une très cruelle » (OA, p. 281). ; ce vœu témoigne de la
foi obscure que recouvrait son silence.

Et pourtant, que ne se permettent les
critiques lorsqu’il s’agit de lui ! Tou-
chant l’épisode atroce d’A la recherche
du temps perdu
où Mlle Vinteuil se li-
vre au mal devant la photographie de
son père[18][18] Il s’agit d’une scène de sadisme au cours de laquelle l’amie de Mlle Vinteuil s’apprête à cracher sur la photographie du père défunt de cette dernière. Voir Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, « Bibliothèque de la Pléiade » , nouvelle édition, t. I, Gallimard, 1987, p. 157–161. Proust poursuit (p. 161–163) avec une analyse très fine de la conduite de Mlle Vinteuil où le concept du « mal » revient à plusieurs reprises., l’un des plus subtils use de tou-
tes les ressources de son esprit pour nous
démontrer que Proust lui-même se ren-
dit coupable de ce [Note: On lit « se » dans l’original.] sacrilège à l’égard de
sa mère[20][20] Cf. l’analyse de Georges Bataille dans le chapitre qu’il consacre à Proust dans La Littérature et le mal, Gallimard, 1957, p. 150 : « La fille de Vinteuil personnifie Marcel et Vinteuil est la mère de Marcel. » . Mais ce juge étourdi ne résiste
pas à la tentation de reproduire, au ver-
so de la page où il développe son affreux
jugement téméraire, le portrait de cette
mère qui inspira à Marcel Proust les pa-
ges les plus pures, les plus tendres, les
plus déchirantes qu’aucun fils ait jamais
écrites. Ainsi l’acte dont il charge Proust,
le critique lui-même, à son insu, le com-
met.

Si à propos des Enfants aveugles, de
ce livre si frêle (comme Barrès[21][21] Maurice Barrès (1862-1923). appelait
mes Mains Jointes[22][22] « Nous aimons qu’un livre si frêle fixe la minute éphémère d’une inquiétude éternelle. » Voir Maurice Barrès, « Les Mains jointes » , L’Écho de Paris, 21 mars 1910, p. 1.), j’évoque A la recher-
che du temps perdu
, l’œuvre essentielle
de ce temps, c’est qu’elle nous aide à
fixer, sur le plan élevé où il se situe, le
conflit entre l’artiste et le critique, quand
celui-ci s’arroge la mission de juger ce-
lui-là au nom du Père qui est au ciel.
Comment ne serait-il pas vaincu, celui
des deux qui se livre[23][23] Cf. l’incipit de Dieu et Mammon (ORTC, II, 777) : « Écrire, c’est se livrer. » , qui ne se connaît
d’autre devoir au monde que cette trahi-
son de soi-même par soi-même ? Et com-
ment le juge ne serait-il pas vainqueur
d’un accusé qui se glorifie d’être son pro-
pre témoin à charge, et qui laisse der-

--- nouvelle colonne ---

rière lui une œuvre d’autant plus acca-
blante pour son auteur qu’elle pénètre
avec un plus lucide génie les derniers re-
plis d’une pauvre âme ?

Et pourtant, savent-ils, ces juges, ce
qu’ils nous révéleraient d’eux-mêmes, si,
au lieu d’être à l’affût des autres, des
inspirés, ils connaissaient cette passion
de se livrer, s’ils étaient en proie à cette
folie de l’attention, à cette clairvoyance
terrible des enfants aux yeux crevés,
aveugles pour tout ce qui n’est pas leur
propre cœur et leur propre corps ?

Le héros de Bruno Gay-Lussac, lui, n’a
rien encore à confesser qui fasse frémir.
Il ne viole aucune loi essentielle. Son mal
tient tout entier dans un refus sauvage
qui, pour garder les formes héritées
d’une éducation bourgeoise, n’en rappel-
le pas moins la négation totale d’Arthur
Rimbaud[24][24] Jean Nicolas Arthur Rimbaud (1854–1891), un des poètes favoris de Mauriac qui voit en lui un symbole de la révolte absolue.. Il n’est pas jusqu’aux plus or-
dinaires servitudes charnelles qui ne le
rebutent et qui ne le blessent. Un peu
d’ouate souillée, oubliée par une servan-
te au fond d’une cuvette, le bouleverse
au même titre que le mensonge de la
petite fille qu’il aime. C’est toute la vie
qui le pousse à la mort.

Comme le taureau précipité des ténè-
bres du toril dans l’arène aveuglante, le
garçon demeure immobile, sentant der-
rière lui respirer toute son enfance
obscure et douce ; il ferme les yeux
pour ne pas voir ces milliers de visages
que la lumière crue rend ignobles, et il
n’ose avancer sur ce sable qui a bu déjà
trop de jeune sang. Dès le seuil de la vie,
l’enfant aveugle crie déjà ce qu’à son dé-
clin répétait le vieux Cézanne[25][25] Paul Cézanne (1839–1906), peintre dont Mauriac appréciait l’œuvre. Il l’évoque au début de son article consacré au « Détachement de l’artiste » , paru dans Le Temps le 9 avril 1937. Mauriac associe régulièrement Cézanne et Van Gogh dans ses évocations de la peinture. : « Le
monde, c’est terrible… »

Aussi terrible que soit le monde, peut-
être beaucoup de lecteurs jugeront-ils
équitable et salutaire la gifle que sa tan-
te administre au héros de cette histoire,
au garçon trop sensible qui a tenté l’aven-
ture de la mort. J’admets qu’un soufflet
bien appliqué suffise parfois à ramener
un adolescent de cette espèce à l’accep-
tation de la vie simple et normale. Mais
craignez que cette acceptation ne de-
vienne une autre forme de la mort. Pour
un jeune homme, il est tant de façons de
mourir en demeurant vivant !

Le péril mortel qui guette le héros des
Enfants aveugles et ses frères, réside se-
lon nous dans cette maladie de « l’atten-
tion à soi-même » , dans ce narcissisme
que les vulgarisateurs de Freud[26][26] Sigmund Freud (1856-1939). propa-
gent[27][27] Sigmund Freud (1856–1939) développa son concept du narcissisme en 1914 dans un court texte intitulé « Pour introduire le narcissisme » . Rappelons que dans un premier temps Mauriac pensait au titre La Vengeance de Narcisse pour le roman qui serait finalement publié sous le titre Le Désert de l’amour (Grasset, 1925).. Le salut, ici comme ailleurs, est
d’ordre chrétien, mais beaucoup de non-
chrétiens le connaissent : ce second
commandement dont le Christ nous a dit
qu’il est semblable au premier, et qui
est d’aimer son prochain comme soi-
même[28][28] Cf. la réponse de Jésus au pharisien qui lui demande quel est le plus grand commandement de la Loi (Mt, 22, 37–39) : « Jésus lui dit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » , signifie que Narcisse, dans son
éternelle contemplation, doit chercher
les autres à travers lui-même, les attein-
dre au delà de lui-même[29][29] Comme le montre son poème Le Sang d’Atys (Grasset, 1940), Mauriac ne répugne nullement à retravailler les mythes antiques pour leur donner une signification chrétienne.. Il lui faut re-
trouver, dans son propre visage indéfini-
ment contemplé, non seulement le pro-
totype divin, mais encore toutes les fi-
gures qui le reproduisent : ces millions
de médailles humaines frappées à l’effi-
gie du même Père[30][30] Encore une allusion au chapitre 22 de l’Évangile de saint Matthieu : quand les Pharisiens et les Hérodiens demandent à Jésus s’il est permis ou non de payer l’impôt à César, il leur dit de lui montrer un denier avant de leur poser une question : « De qui est l’effigie que voici ? » (Mt, 22, 20).. Dieu et l’homme fi-
niront bien par être reconnaissables
dans ce pauvre cœur, objet de notre at-
tention passionnée, en dépit du sable qui
le recouvre et du limon qui le souille.

Les yeux s’ouvriront de l’enfant aveu-
gle dont Bruno Gay-Lussac nous conte
l’histoire, lorsqu’il sera pénétré de cette
vérité que, comme le Christ a dit de lui-
même qu’il était la voie, le chemin[31][31] Cf. ce que dit Jésus à Thomas : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn, 14, 6)., nous
ne valons nous aussi que lorsque nous
devenons une route frayée vers les autres
hommes. Narcisse est un chemin mort qui
ne mène à personne. Notre seule raison
d’exister, l’unique excuse que nous puis-
sions invoquer, nous, les écrivains, et
notre gloire véritable qui ne nous sera
pas enlevée, c’est, par l’analyse intérieu-
re, et à travers l’humain, mais sans sor-
tir de nous-mêmes, de remonter jusqu’à
la source éternelle[32][32] Cf. la façon dont Mauriac décrit Le Nœud de vipères (Grasset, 1932) dans Le Romancier et ses personnages (ORTC, II, 851) : « Je m’efforce de remonter le cours d’une destinée boueuse, et d’atteindre à la source toute pure. Le livre finit lorsque j’ai restitué à mon héros, à ce fils des ténèbres, ses droits à la lumière, à l’amour et, d’un mot, à Dieu. » , jusqu’à cet amour
qui ne passera pas[33][33] Cf. I Cor, 13, 8 : « La charité ne passe jamais. » .

François Mauriac,
de l’Académie française.


Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)