Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Livre du jour : Les Enfants aveugles

Mercredi 12 octobre 1938
L’Ordre

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LE LIVRE DU JOUR Les enfants aveugles[1][1] Reprise d’un article déjà publié dans Le Figaro littéraire du 17 septembre 1938. Se reporter à cette première version pour les notes générales ; ne seront données ici que les variantes par rapport à cette première publication. (1)

En lisant la belle préface de François Mauriac que nous citons plus bas, chacun reconnaîtra dans les jeunes héros de Bruno Gay-Lussac la nostalgie dont il fut atteint aux heures de son adolescence. Édouard est à cet âge où la pureté fait dans le cœur étonné sa première apparition parce que l’impureté est pour la première fois aussi éveillée.

Le refuge du rêve est soudain interdit à l’enfant grandi qui découvre seulement la beauté de son enfance. La vie lui semble laide ou règnent les deux seuls mystères dont son enfance comblée était défendue : celui de la banalité et celui du mal. Et voici le premier amour, notre aventure à tous, qui recrée le charme oublié en l’enrichissant par surcroît d’un trouble inconnu. Édouard reprend espoir, comme nous avons repris espoir, un jour que nous n’oublierons pas : l’univers devenait à nouveau digne de notre cœur ; renaissance miraculeuse dont nous précipita bientôt la première souillure, une rencontre précise avec le mal, en un endroit de l’espace et du temps marqué pour l’éternité.

L’amour en qui Édouard avait mis tout son espoir cachait ce désespoir dernier. La petite fille qui, après lui avoir redonné richesse et pureté lui a fait connaître cette déchéance nouvelle et cette pauvreté, est-elle coupable si elle a elle-même reçu de lui une rédemption semblable suivie d’un même enfer ?

Histoire banale et qui n’est pas si belle que pour avoir été dite simplement, aussi simplement qu’elle se répète dans la réalité d’âge en âge et de cœur en cœur. Sans doute Bruno Gay-Lussac n’eût-il pas été capable de crier aux hommes endormis ce message pathétique s’il n’avait eu dix-neuf ans.

Un enfant aveugle se heurte à la vie et crie : telle est l’histoire que Bruno Gay-Lussac nous raconte. Mais le livre d’un jeune garçon ne traite pas forcément des troubles de l’adolescence, et nous tenons d’abord à éviter sur ce point toute équivoque ; la haine, en effet, nous est connue de certains critiques à l’égard des récits qui prennent leur source dans le printemps humain « trempé de boue » .

Ce n’est pas que nous partagions ce préjugé : tout appartient au romancier — et tous les âges de la créature, l’homme en herbe au même titre que l’homme fait (qui ne l’est souvent qu’au sens où l’on dit d’un fromage qu’il est « fait » ). Une vie future en suspens dans une âme très jeune, une destinée en puissance possèdent les mêmes droits à notre attention qu’un destin accompli étale depuis un demi-siècle sur son abîme, sur sa flore toujours suspecte, sur sa faune souvent immonde. Rien n’interdit à l’artiste de préférer aux caractères fixés, aux visages immobilisés dans leur grimace éternelle, un esprit qui se cherche, un cœur qui s’interroge, des traits encore indistincts où resplendissent les derniers rayons de l’enfance sainte.

Pourtant, ce n’est pas ici un roman (1) Bruno Gay-Lussac, « Les enfants aveugles » , éd. Grasset (préface de François Mauriac). sur l’adolescence, mais le livre d’un écrivain adolescent. Notre auteur n’a eu d’autre dessein que de décrire les premiers contacts de son héros avec les êtres, avec les choses, avec le cœur qu’il se découvre, avec le corps qu’il ne connaissait [Note: Le Figaro : « ne se connaissait » .] pas. L’absence d’intentions fait le prix de son [Note: Le Figaro : « d’une » .] œuvre parfois maladroite, sa sincérité aussi ; ou plutôt, car sincérité prête à confusion [Note: Le Figaro : « (car sincérité prête à confusion) » .], ce désir de ne rien avancer qui n’exprime du plus près possible ce qu’en chaque rencontre il a ressenti.

Est-ce une raison suffisante pour recommander un livre qui, d’ailleurs, n’offre rien dont le lecteur ne [Note: Le Figaro : « se » .] puisse dire édifié ? Certes, je m’attends à des reproches : « Eh quoi ? c’est là tout ce qu’un académicien catholique trouve à porter aux nues ! Voilà le type de jeune Français dont il a le front de nous proposer l’exemple ! »

Confessons qu’il n’est rien de moins exemplaire que cet enfant aveugle dont Bruno Gay-Lussac suit pas à pas la course errante et dont il enregistre chaque tâtonnement. Aucun geste de son héros ne mérite d’être inscrit dans la colonne des « bonnes actions » . Mais, au risque de chagriner encore d’excellentes âmes, renouvelons l’aveu de notre indifférence en ces matières : il est trop vrai que nous nous sentons incorrigibles [Note: Le Figaro : « incorrigible » .], au point qu’il ne reste guère d’espoir que nous changions jamais : la vertu essentielle de l’écrivain réside à nos yeux dans une certaine attitude devant le réel, faite d’honnêteté, de scrupule et de candeur, dans l’acharnement à creuser le roc d’un être jusqu’à la nappe d’eau, jusqu’à la source profonde.

Nous ignorons si beaucoup de personnes ont été ramenées à la vertu par la lecture d’un roman peuplé de personnages vertueux. Mais nous savons que les romanciers honnêtes c’est-à-dire qui n’ont d’autre souci que le vrai [Note: Le Figaro : « (c’est-à-dire qui n’ont d’autre souci que le vrai) » .] servent utilement les médecins, les instituteurs, les prêtres, et tous ceux qui, pour eux-mêmes, ou [Note: Le Figaro : « eux-mêmes ou » .] pour autrui, ont intérêt à connaître l’humain, et qui savent que le véritable amour est lucide et couve son objet d’un œil sans illusion.

Nous sommes assuré qu’aucun éducateur, aucun directeur de jeunes consciences, ne lira avec attention le livre de Bruno Gay-Lussac, sans [Note: Le Figaro : « Gay-Lussac sans » .] en tirer un enseignement. Car c’est ici un témoignage véridique dans une matière où nous sommes accoutumé à tous les mensonges.

Sur ce point, que nous nous sommes très ingrats [Note: Le Figaro : « sommes montrés ingrats » .] à l’égard de Marcel Proust ! Si l’on me demandait aujourd’hui la qualité qui me frappe en lui, je répondrais tout d’abord [Note: Le Figaro : « répondrais d’abord » .] : le scrupule. Proust est à mes yeux le type de l’auteur (au sens profond) édifiant [Note: Le Figaro : « édifiant, » .] parce que dans son œuvre immense nous aurions peine à trouver un seul trait qui ne corresponde à une connaissance par le dedans. On a parfois fait état d’un jugement que je portai au lendemain de sa mort sur ce trou béant laissé dans l’œuvre de Proust par l’absence de Dieu. J’en mesure aujourd’hui l’injustice ; mais [Note: Le Figaro : « l’injustice. Aucune négation chez lui, aucun refus ; mais » .] là où s’arrête son expérience, là aussi s’arrête son ouvrage. Il existe entre son œuvre et ce qui constitue pour lui le monde connu, une rigoureuse correspondance. Jamais il ne s’aventure hors de cet univers qu’il ne lui a pas suffi d’observer, ni même d’explorer, qu’il a en quelque sorte absorbé et qu’il redécouvre peu à peu, au plus secret de son être. Il [Note: Le Figaro : « être : il » .] ne se reconnaît de droit que sur une création confondue avec lui-même. Or, le Royaume de Dieu s’étend au delà des frontières du monde proustien. Pour les franchir, il manque à Proust cette grâce de la Foi, cette vertu de l’Espérance. Il le sait et ne tente pas de forcer les barrages du surnaturel. Il a le pressentiment de la grâce, il sent l’eau divine affleurer sous cette création lépreuse, mais, publicain, n’ose la recueillir dans ses mains souillées.

A voir la témérité de ceux qui se font juges des intentions de Dieu, de ses haines et de ses amours, nous [Note: Le Figaro : « amours, nou » .] nous demandons si l’Etre infini ne préfère pas ce silence d’une pauvre âme qui se croit rejetée, ou qui craint d’être indigne, ou qui simplement se tait parce qu’elle ne sait rien de son Créateur.

Je possède une lettre de Proust qu’il m’adressait avant [Note: Le Figaro : « m’adressait un an avant » .] sa mort, et où il exprime le désir que Francis Jammes prie pour lui ; ce vœu témoigne de la foi obscure que recouvrait son silence.

Et pourtant, que ne se permettent les critiques lorsqu’il s’agit de lui ! Touchant l’épisode atroce d’A la recherche du temps perdu où Mlle Vinteuil se livre au mal devant la photographie de son père, l’un des plus subtils use de toutes les ressources de son esprit pour nous démontrer que Proust lui-même se rendit coupable de ce [Note: Le Figaro : « de se » .] sacrilège à l’égard de sa mère. Mais ce juge étourdi ne résiste pas à la tentation de reproduire, au verso de la page où il développe son affreux jugement téméraire, le portrait de cette mère qui inspira à Marcel Proust les pages les plus pures, les plus tendres, les plus déchirantes qu’aucun fils ait jamais écrites. Ainsi l’acte dont il charge Proust, le critique lui-même, à son insu, le commet.

Si à propos des Enfants aveugles de [Note: Le Figaro : « aveugles, de » .] ce livre si frêle (comme Barrès appelait mes Mains jointes [Note: Le Figaro : « Mains Jointes » .]), j’évoque A la recherche du temps perdu, l’œuvre essentielle de ce temps, c’est qu’elle nous aide à fixer, sur le plan élevé où il se situe, le conflit entre l’artiste et le critique, quand celui-ci s’arroge la mission de juger celui-là au nom du Père qui est au ciel. Comment ne serait-il pas vaincu, celui des deux qui se livre, qui ne se connaît d’autre devoir au monde que cette trahison de soi-même par soi-même ? Et comment le juge ne serait-il pas vainqueur d’un accusé qui se glorifie d’être son propre témoin à charge, et qui laisse derrière lui une œuvre d’autant plus accablante pour son auteur qu’elle pénètre avec un plus lucide génie les derniers replis d’une pauvre âme ?

Et pourtant, savent-ils, ces juges, ce qu’ils nous révéleraient d’eux-mêmes, si au [Note: Le Figaro : « si, au » .] lieu d’être à l’affût des autres, des inspirés, ils connaissaient cette passion de se livrer, s’ils étaient en proie à cette folie de l’attention, à cette clairvoyance terrible des enfants aux yeux crevés, aveugles pour tout ce qui n’est pas leur propre cœur et leur propre corps ?

Le héros de Bruno Gay-Lussac, lui, n’a rien encore à confesser qui fasse frémir. Il ne viole aucune loi essentielle. Son mal tient tout entier dans un refus sauvage qui, pour garder les formes héritées d’une éducation bourgeoise, n’en rappelle pas moins la négation totale d’Arthur Rimbaud. Il n’est pas jusqu’aux plus ordinaires servitudes charnelles qui ne le rebutent et qui ne le blessent. Un peu d’ouate souillée, oubliée par une servante au fond d’une cuvette, le bouleverse au même titre que le mensonge de la petite fille qu’il aime. C’est toute la vie qui le pousse à la mort.

Comme le taureau précipité des ténèbres du toril dans l’arène aveuglante, le garçon demeure immobile, sentant derrière lui respirer toute son enfance obscure et douce ; il ferme les yeux pour ne pas voir ces milliers de visages que la lumière crue rend ignobles, et il n’ose avancer sur ce sable qui a bu déjà trop de jeune sang. Dès le seuil de la vie, l’enfant aveugle crie déjà ce qu’à son déclin répétait le vieux Cézanne : « Le monde, c’est terrible… »

Aussi terrible que soit le monde, peut-être beaucoup de lecteurs jugeront-ils équitable et salutaire la gifle que sa tante administre au héros de cette histoire, au garçon trop sensible qui a tenté l’aventure de la mort. J’admets qu’un soufflet bien appliqué suffise parfois à ramener un adolescent de cette espèce à l’acceptation de la vie simple et normale. Mais craignez que cette acceptation ne devienne une autre forme de la mort. Pour un jeune homme, il est tant de façons de mourir en demeurant vivant !

Le péril mortel qui guette le héros des Enfants aveugles et ses frères, réside selon nous dans cette maladie de « l’attention à soi-même » , dans ce narcissisme que les vulgarisateurs de Freud propagent. Le salut, ici comme ailleurs, est d’ordre chrétien, mais beaucoup de non-chrétiens le connaissent : ce second commandement dont le Christ nous a dit qu’il est semblable au premier, et qui est d’aimer son prochain comme soi-même, signifie que Narcisse, dans son éternelle contemplation, doit chercher les autres à travers lui-même, les atteindre au delà de lui-même. Il lui faut retrouver dans [Note: Le Figaro : « retrouver, dans » .] son propre visage indéfiniment contemplé, non seulement le prototype divin, mais encore toutes les figures qui le reproduisent : ces millions de médailles humaines frappées à l’effigie du même Père. Dieu et l’homme finiront bien par être reconnaissables dans ce pauvre cœur, objet de notre attention passionnée, en dépit du sable qui le recouvre et du limon qui le souille.

Les yeux s’ouvriront de l’enfant aveugle dont Bruno Gay-Lussac nous conte l’histoire lorsqu’il [Note: Le Figaro : « l’histoire, lorsqu’il » .] sera pénétré de cette vérité que comme [Note: Le Figaro : « que, comme » .] le Christ a dit de lui-même qu’il était la voie, le chemin, nous ne valons nous aussi que lorsque nous devenons une route frayée vers les autres hommes. Narcisse est un chemin mort qui ne mène à personne. Notre seule raison d’exister, l’unique excuse que nous puissions invoquer, nous, les écrivains, et notre gloire véritable qui ne nous sera pas enlevée, c’est, par l’analyse intérieure, et à travers l’humain, mais sans sortir de nous mêmes [Note: Le Figaro : « nous-mêmes » .], de remonter jusqu’à la source éternelle, jusqu’à cet amour qui ne passera pas.

François Mauriac, de l’Académie française.


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