Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Notre devoir, c’est d’accepter la Patrie tout entière : Lettre ouverte à des touristes français

Lundi 1er août 1938
Paris-Soir

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LIBRES OPINIONS

NOTRE DEVOIR
c’est d’accepter la Patrie
tout entière
LETTRE OUVERTE
à des touristes
français[1][1] Claude Mauriac évoque la « Lettre ouverte » , le 15 août 1938, à propos d’une conversation avec son père : « Il me parle des menaces dont les journaux nationalistes espagnols sont remplis à son endroit. Il a fait en mon absence un retentissant article dans Paris-Soir sur la haine de la France que montrent les défenseurs français de Franco : « Rien ne me paraît plus haïssable que l’éventualité du succès de ces gens-là et de leurs émules en France. » » (Le Temps immobile 2 : Les Espaces imaginaires, Grasset, 1975, p. 148.)

par François MAURIAC
de l’Académie française

NOUS ne saurions don-
ner trop de louanges
à M. Georges Ravon,
envoyé spécial du « Figaro »
en Espagne nationaliste[2][2] Dans ces derniers mois de la guerre civile espagnole, les nationalistes de Franco occupaient la plus grande partie du pays, l’Espagne « républicaine » réduite au sud-est. Oviedo, ville des Asturies, était désormais loin du front, mais avait bien mérité l’appellation « ville martyre » (avec des souffrances des deux côtés) que Mauriac lui donne. Qui ont pu être ces « touristes français » cités par le correspondant du Figaro, alors que la frontière avec la France était le plus souvent fermée, n’est pas clair. Des Français fuyant le régime du Front populaire et préférant séjourner dans l’Espagne franquiste allaient fatalement dire « grand mal » de la France., pour
n’avoir pas craint de dénoncer
dans son reportage du 26 juil-
let[3][3] Georges Ravon, « Route de guerre N° 1 : Comment travaille, se nourrît et s’organise l’Espagne de Franco » , Le Figaro, 26 juillet 1938, p. 1 et 5. ce qu’il a vu et ce qu’il a
entendu à Oviedo. Dans un
café de la ville martyre, des
touristes français causent avec
des Espagnols : « Les Espa-
gnols disent grand bien de la
nouvelle Espagne, écrit M.
Georges Ravon, les Français
disent grand mal de la
France ; de la sorte, tout le
monde est à peu près d’ac-
cord. »

Il faut savourer cette
phrase, il faut en exprimer les
sucs. On n’en pénètre pas d’un
coup la malice. « A peu près »
me plaît surtout. Les détrac-
teurs français de la France ne
sont qu’à peu près d’accord
avec leurs hôtes… Je le crois
bien ! Ces patriotes hésite-
raient à traiter leur patrie de
« bicoque infecte et puante »
(una casucha infecta y mal
oliente) comme le fait le jour-
nal « Hierro » de Bilbao. Ose-
raient-ils ouvertement prendre
à leur compte les insultes
d’Arriba Espana : « L’odieuse
France, pays d’anormaux… »
et approuver cette feuille lors-
qu’elle dénonce : « les grotes-
ques fanfaronnades du Chan-
tecler déplumé[4][4] Cf. l’image de « deux vieux coqs déplumés » utilisée par Mauriac dans « Causer » (Temps présent, 8 avril 1938) pour désigner l’affrontement gauche-droite en France. d’une démocra-
tie pourrie » ?


EN tout cas, c’est en di-
sant grand mal de la
France que quelques
touristes français (un petit
nombre, nous voulons l’espé-
rer) se sont mis à peu près
d’accord avec leurs hôtes. M.

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Georges Ravon, journaliste de
droite, dut peut-être hésiter
avant d’assener ce témoignage
terrible. Par pudeur d’abord ;
il est de ces plaies qu’on ne
découvre pas sans honte. Nous
sommes tous solidaires. A
Oviedo, c’était le pays entier
qui se reniait en la personne
de ses fils impies.

Peut-être aussi M. Georges
Ravon a-t-il songé à tout ce
qu’attire sur sa tête un jour-
naliste capable de porter un
témoignage contre l’opinion du
milieu et du public pour le-
quel il travaille ? Du moins a-
t-il bien choisi son heure. Le
tranquille courage dont il fait
preuve lui vaudra aujourd’hui
moins d’insultes que s’il l’avait
manifesté quelques semaines
plus tôt : à Reims, autour de
la cathédrale ressuscitée[5][5] Cf. l’article « Les Pierres ont crié » , Temps présent, 15 juillet 1938. ; à Pa-
ris, autour d’un roi et d’une
reine en qui respire le plus
puissant empire du monde[6][6] La visite en France de Georges VI (1895-1952) et de la reine Elizabeth (1900-2002) devait consolider les liens entre les deux pays face à la menace de guerre. Arrivant à Boulogne à bord le yacht Enchantress, ils descendirent à l’hôtel du ministre des Affaires Étrangères, 37 quai d’Orsay, où on peut toujours voir les salles de bains dites « du roi et de la reine » . Les journaux français révélèrent l’appréciation du vin français manifestée par le couple royal, et le fait que leur premier repas sur le sol français (dans le wagon-restaurant entre Boulogne et Paris) fut arrosé de Pommery Brut 1928. Paul Claudel fut appelé à composer à l’honneur du roi et de son épouse un poème intitulé « Personnalité de la France » ., la
France a repris conscience de
son unité. « Je ne puis me sou-
venir d’une occasion, a déclaré
M. Chamberlain aux Commu-
nes, où l’on ait vu une telle
unanimité de toutes les clas-
ses et de tous les partis de la
nation française. »


QUI songerait aujour-
d’hui, en Europe, à
attaquer la France
unanime ? Mais il ne
faut pas que nos adversaires
puissent croire que nous nous
sommes repris pour un jour,
pour une heure. Les touristes
français en Espagne nationa-
liste, quelles que soient leurs
préférences politiques, ne de-
vront jamais oublier qu’ils
sont les hôtes d’un pays pro-
visoirement soumis aux direc-
tions de Berlin et de Rome.

Une fois la frontière fran-
chie, personne n’a plus le droit
de subtiliser et, par exemple,

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de faire la part du pays légal
et du pays réel[7][7] La distinction vient de Charles Maurras. Le pays réel serait celui qui travaille et qui vit ; le pays légal étant celui des partis et des corps intermédiaires.. Croyez-vous
que des étrangers, et dont
beaucoup nous haïssent, soient
capables de saisir ces nuan-
ces ? On ne choisit pas dans
l’être qu’on aime, surtout
quand il est pressé d’ennemis.
Sous peine de mort, les Fran-
çais devront interrompre cet
interminable procès qu’ils se
font à eux-mêmes et qui est
devenu une sorte de manie
atroce, d’instinct presque in-
conscient et jusque dans les
plus petites choses. Ceux qui
ont préparé, pour les souve-
rains anglais, cette réception
triomphale, durent travailler
dans le vacarme des critiques,
des moqueries et même des ou-
trages, au point que tels de
leurs adversaires ressentent
aujourd’hui comme une défaite
personnelle le prestige qui en
a rejailli sur la France.


ET bien sûr : « le Front
populaire n’est pas la
France ! » Mais nous
ne saurions trop méditer cette
parole admirable du Premier
Consul que cite mon confrère
Louis Madelin dans le troi-
sième volume, paru ces jours-
ci, de sa passionnante Histoire
du Consulat et de l’Empire :
« Depuis Clovis jusqu’au Co-
mité de Salut Public, je me
tiens solidaire de tout[8][8] Louis Madelin (1871-1956), historien spécialisé dans la Révolution et dans le premier Empire. La lecture de son livre semble avoir persuadé Mauriac à admettre la Révolution dans le giron de la France qu’il aimait (voir au contraire l’article « A propos d’un film » , sur La Marseillaise de Renoir). Le devoir des Français d’aimer toute la France est un thème retrouvé dans plusieurs articles de Mauriac en 1938. Madelin précise sa source : « Au roi Louis, 21 décembre 1809 » (De brumaire à Marengo, Hachette, 1938, p. 102 et 322).. » Pa-
role que, pour son humble
part, chaque Français, aujour-
d’hui, devrait faire sienne.

Elle ne signifie pas que nous
sommes condamnés à approu-
ver tous les excès ni à couvrir
tous les crimes, mais qu’en ce
moment de l’Histoire qui coïn-
cide avec notre vie éphémère,
le devoir est d’accepter la pa-
trie tout entière : qu’il
s’agisse de la patrie ou d’une
créature humaine, l’amour
s’attache à l’être indivisible.



Date:
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