Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Musique

Vendredi 28 mai 1937
Gringoire

Page 4

MUSIQUE[1][1] Article repris mais avec coupures de Mauriac dans le tome III du Journal et repris aussi dans JMP, pp. 213-15.

Par François MAURIAC, de l’Académie française.

MONSIEUR ANDRÉ CŒUROY[2][2] De son vrai nom Jean Belime, André Coeuroy (1891-1976), musicologue et critique, collabora à Gringoire du 1927 à 1939. Il s’intéressait à la musique moderne (voir Panorama de la musique moderne, Éditions Kra, 1928) au jazz et aux relations des écrivains avec des musiciens. Voir par exemple Musique et littérature, Bloud et Gay, 1923). me fait, ici-
même, une aimable querelle à propos
des pages de mon Journal consacrées
à la musique[3][3] Parmi plusieurs articles Mauriac fait référence, peut-être, à la conférence qu’il avait prononcée le 19 novembre à l’université des Annales et qui parut ensuite dans Conferencia, le 1er janvier 1937. L’article est repris avec coupures de Mauriac dans le Journal II Voir aussi JMP, pp. 132-36. : il me reproche d’y chercher un
refuge confortable[4][4] Mauriac fait allusion à la remarque de Jean Cocteau qui avait écrit dans Le Coq et l’arlequin - notes autour de la musique (le premier titre de la « Collection des tracts » fondée par Cocteau et Blaise Cendrars en 1918) : « Toute la musique à écouter la figure dans les mains est suspecte. Wagner, c’est le type de la musique qui s’écoute dans les mains. » Œuvres complètes, Marguerat, Lausanne, 1950, IX, 39. Voir aussi « La Source » , Le Temps, le 17 octobre 1937., de borner mon univers à
Mozart et de manquer à mon devoir essen-
tiel qui serait de défendre la musique jeune,
la musique vivante d’aujourd’hui.

Je lui répondrai d’abord qu’il se fait de
l’écrivain une idée exagérée. Le don du style
n’entraîne pas une compétence universelle.
Le royaume de l’écrivain est bien de ce
monde[5][5] Allusion aux paroles de Jésus : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn, 18, 36)., mais les frontières en varient avec
chaque romancier, avec chaque poète. J’ai
élargi récemment les miennes du côté de la
musique : cc qui importe, c’est qu’en dehors
de tout parti pris, le plus directement et le
plus naïvement possible, je raconte mes dé-
couvertes dans cette terre inconnue. Nulle-
ment technicien, dénué des connaissances les
plus élémentaires, les propos que je tiens ne
valent que par leur fraîcheur.

Ce n’est pas que je sois devenu musicien
à cinquante ans : quand je me retourne vers
mon enfance, je m’aperçois qu’elle fut, à son
insu, baignée de musique — musique très
médiocre au collège, meilleure à la maison
où ma mère chantait[6][6] Mauriac évoque très souvent le souvenir de sa mère qui aimait chanter. Voir par exemple les Nouveaux mémoires intérieurs, OA, p. 789., avec une belle voix
de mezzo-soprano, du Schubert, du Schu-
mann, un peu de Wagner, et ces mélodies de
Gounod dont quelques-unes (Le Soir, Le
Rossignol
[7][7] « Le Soir » (1861) et « Au [sic] rossignol » (1867), le texte des deux est d’Alphonse de Lamartine.), ont gardé pour moi leur puis-
sance d’incantation et, aujourd’hui encore,
ressuscitent d’un coup le paradis détruit.

Ma mère disait : « C’est le seul de mes
enfants qui ne soit pas musicien… » Je la
croyais sur parole. Il était entendu que je
n’avais pas d’oreille. La place immense
qu’occupaient dans ma vie secrète les chants
de la maison et du collège ne m’éclairait pas
sur mon goût profond. Quand les docteurs
en Sorbonne consacrent de longues pages hé-
rissées de notes aux sources d’inspiration
d’un écrivain, j’imagine qu’ils doivent pres-
que toujours passer à côté de telles petites
sources essentielles que le poète fut seul à
connaître. A dix ans, c’est un air d’un opéra
oublié de Gounod Cinq-Mars[8][8] Le Cinq-Mars de Charles Gounod (1818–1893) fut créé à Paris, en 1877. Paul Poirson et Louis Gallet étaient les auteurs du livret tiré du roman d’Alfred de Vigny. [JT], que ma mère
chantait et que mes frères et moi repre-
nions en chœur sur le perron, par les chau-
des soirées d’août[9][9] Mauriac avait déjà eu recours à ce souvenir dans son roman autobiographique, Le Mystère Frontenac (1933) ; voir ORTC, II, 591. : « Nuit resplendissante et
silencieuse… Dans tes profondeurs, nuit déli-
cieuse »
, c’est cet air-là, qui, plus que tous les
livres, fit de moi un de ces enfants pour
lesquels la nuit est vivante et respire[10][10] Cinq-Mars, dont le titre est tiré du roman d’Alfred de Vigny, est un opéra en quatre actes et fut créé à l’Opéra-comique le 15 avril 1877 ; il était un échec. Le livret est de Paul Poirson et Louis Gallet. En 1878 Gounod écrivit une fantaisie concertante pour piano et violon du même titre..

Si, bien au-delà de l’enfance, j’ai cru que
je n’aimais pas la musique, c’est que je n’al-
lais
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pas volontiers au concert et que j’y avais
honte de mon ennui, bien qu’il fût coupé
de brèves joies. Ici apparaît dans ma vie le
rôle de la musique enregistrée. Les mêmes
raisons qui la font maudire par notre cher
Georges Duhamel (connaissant toute la musi-
que, il n’a pas besoin de ces « conserves »
d’harmonie[11][11] Ami de longue date de Mauriac, Georges Duhamel (1884-1966) était mélomane et flûtiste. Voir « Notre ami Duhamel » , Le Figaro, 22 novembre 1935, p. 1. Article repris dans JMP, pp. 169-70. Voir aussi la lettre du 26 février 1937 dans laquelle Mauriac évoque le concert des Études mozartiennes auquel il venait d’assister avec son épouse, Jeanne, en compagnie du couple Duhamel (CGD-FM, p. 71).) me la font bénir, moi qui, grâce
à cette merveille, avance chaque jour un peu
plus dans un paradis inexploré.

Il m’est apparu, grâce au pick-up que la
gêne, le malaise (que je prenais pour de l’en-
nui) et qui, dans une salle de concert naissait
de mille petites causes : l’impossibilité
d’étendre mes jambes, l’odeur de la foule, la
tête des gens, le bruit des sacs refermés et
des face-à-mains, les retardataires… que tout cela
disparaissait d’un coup dans la pièce fa-
milière où j’étais seul avec la musique choi-
sie par moi, selon mon cœur de ce soir-là.
Car il y avait cela aussi qui me rendait les
concerts odieux : jamais le programme ne
m’offrait ce que j’aurais voulu entendre. J’ai
moins peur des araignées vivantes que de
celle dont, chaque dimanche, à Lamoureux
ou à Colonne[12][12] De 1920 à 1928 les concerts Lamoureux à Paris étaient dirigés par Paul Paray (1886-1979), musicien et compositeur très accompli. A la suite de Gabriel Pierné il prit la direction des concerts Colonne en 1932 jusqu’en 1940. Bien qu’il pratique le répertoire classique il s’enthousiasmait pour la musique française contemporaine., on nous décrit le festin[13][13] Le ballet-pantomime Le Festin de l’araignée d’Albert Roussel (1869-1937) sortit en 1913, la même année que Le Sacre du printemps, avec un grand succès. Roussel en reprit certains éléments pour sa troisième symphonie en 1930.. Il me
serait aussi doux de manger du savon que
d’écouter les Préludes de Liszt et L’Apprenti
Sorcier
est mon ennemi personnel[14][14] Les Préludes de Franz Liszt (1811-1886) était un poème symphonique créé à Weimar en 1854 et inspiré par Les Méditations d’Alphonse de Lamartine. L’Apprenti sorcier de Paul Dukas (1865-1935), basé sur une ballade de Goethe Der Zauberlehring, connut un grand succès dès sa création en 1897..

Je parle du pick-up. Que ne dois-je pas à
la T.S.F.[15][15] Transmission sans fil, système exploité dès la fin du 19e siècle. ! On a tout dit de l’infamie de
nos programmes. Mais la T.S.F. est un
monstre qu’il faut connaître : maintenant je
l’ai apprivoisé. Je passe à travers tous les
chansonniers, à travers toutes les roman-
ces, tous les tangos, toutes les conférences,
sans une éclaboussure. Je fonce les yeux fer-
més, les oreilles bouchées, au plus épais de
l’énorme vulgarité européenne vomie ici par
mille bouches, et aborde telle station d’Alle-
magne, d’Angleterre, d’Autriche « comme
la guêpe vole au lis épanoui[16][16] Paul Verlaine, « Mon Dieu m’a dit… » , Sagesse (1880). » .

Le règne de la T.S.F. commence la
nuit… surtout si vous êtes seul dans le vieux
salon d’une campagne perdue, entouré d’un
silence de fin de monde. Toutes les forces
mauvaises de la terre et de l’air sont enchaî-
nées. Je suis à Malagar, et j’entends respirer
ce musicien à Stuttgart, je l’entends froisser
une page de la partition… et tout à coup,
pour moi seul, un Trio de Mozart, un Qua-
tuor
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de Beethoven s’épanouit au cœur de
la nuit.

Je suis dans la maison de mon en-
fance, la glace ternie reflète mon visage de
quand je suis seul. Je me souviens de cette
moquerie de Cocteau sur « la musique qui
s’écoute la tête dans les mains[17][17] Mauriac fait allusion à la remarque de Jean Cocteau qui avait écrit dans Le Coq et l’arlequin - notes autour de la musique (le premier titre de la « Collection des tracts » fondée par Cocteau et Blaise Cendrars en 1918) : « Toute la musique à écouter la figure dans les mains est suspecte. Wagner, c’est le type de la musique qui s’écoute dans les mains. » Œuvres complètes, Marguerat, Lausanne, 1950, IX, 39. Voir aussi « La Source » , Le Temps, le 17 octobre 1937. » . Je puis
mettre la tête dans mes mains, je puis pleu-
rer ou m’étendre les yeux fermés, faire le
mort, me laisser porter par la vague sonore ;
et, quand elle se retire, dans un intervalle
entre deux mouvements, le silence même pa-
raît vivant, la nuit elle-même retient son
souffle.

Il me suffit de ces quelques heures inou-
bliables (elles sont très rares à Paris) pour
pardonner à la T.S.F. sa bassesse quoti-
dienne. A cause d’elles, la vieillesse me fait
moins peur ; la solitude future me paraît
moins redoutable. La mort même s’approche
comme une bête familière et vient manger
dans ma main.

Et sans doute, M. Cœuroy a raison : c’est
toujours Bach, toujours Mozart, toujours
Beethoven, Schubert ou Schumann à qui nous
avons recours… Oserai-je me confesser ?
Mais j’en ai l’habitude… Eh bien ! oui :
j’admire la musique française moderne mais,
Pelléas mis à part (et, naturellement, les
œuvres de mes amis Poulenc, Auric, Sauguet
et un petit nombre d’autres comme le Qua-
tuor
de Debussy, celui de Ravel) si je l’ad-
mire, je ne l’aime pas[18][18] Pelléas et Mélisande est un drame lyrique de Claude Debussy (1862-1918) basé sur la pièce du même titre de Maurice Maeterlinck créé à l’Opéra-comique le 30 avril 1902. Francis Poulenc (1899-1963), Georges Auric (1899-1983), Henri Sauget (1901-1989), qui était bordelais. Auric et Poulenc faisaient partie du groupe « Les Six » dont la musique et les idées étaient influencées par Erik Satie et Jean Cocteau. Le quatuor de Debussy date de 1893 et est en sol mineur ; celui de Maurice Ravel en fa majeur de 1903. Ils n’ont écrit chacun qu’un seul quatuor. Voir aussi « La Source » , Le Temps, le 17 octobre 1937.. Quelquefois, consul-
tant le programme de la radio, cette simple
annonce : musique de chambre me fait bat-
tre le cœur ; je me précipite et j’entends :
Pierné[19][19] Gabriel Pierné (1863-1937) était célèbre surtout pour sa musique de chambre. ! Telle est alors ma déception qu’il
m’arrive d’envier à l’Angleterre son immense
bonheur de n’avoir pas de musique nationale
à défendre[20][20] Ironie ou ignorance ? Pendant les premières années du vingtième siècle la musique anglaise avait connu une période extraordinairement riche. Vaughan Williams (1872-1958), Edward Elgar (1857-1934), Gustav Holst (1874-1934), Frederick Delius (1862-1934), Peter Warlock (1894-1930), par exemple, jouissaient d’une réputation internationale. De la génération suivante Michael Tippett (1905-1998) et Benjamin Britten (1913-1976) étaient déjà connus.. Sentiment affreux qui me fait
horreur de moi-même et qui, d’ailleurs, ne
dure pas.

A Salzbourg, où M. Cœuroy me reproche
de trop me plaire (et où je ne suis allé
qu’une fois[21][21] Voir « La Ville de la joie » , Le Figaro, 17 août 1934, p. 1 et « La Harpe de David » , Le Temps, 28 août 1934, p. 1. Les deux articles sont reproduits avec des coupures de Mauriac dans le Journal II. Voir aussi JMP, pp. 129-31.) il y eut, pendant mon séjour, un
concert de musique française. J’y fus, le cœur
saturé de Mozart. Quel extraordinaire con-
traste ! Je sais bien que Mozart, qui, a beau-
coup reçu de la France a aujourd’hui une
influence profonde sur notre école moderne.

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Pourtant, ce que j’éprouvais dans mon cœur
plein de Mozart, tout en admirant les œu-
vres de mes compatriotes, Georges Poupet[22][22] Georges Poupet (décédé en juillet 1951) était directeur littéraire chez Plon.,
avec qui j’étais, l’exprima d’un mot : « C’est
une musique méchante. »

Non, sans doute, une musique sans cœur…
disons : qui a peur de son cœur. A Salz-
bourg, elle frappait par sa sécheresse. Aucun
abandon, une surveillance sans défaut, une
recherche de l’effet, la crainte d’avoir l’air
d’être dupe, et ce sourire pincé, exaspérant.
Je déteste l’ironie en musique, et même le co-
mique, sauf au théâtre.

Mozart, au service des princes et des
grands seigneurs et qui a souffert toute sa
vie dans une atmosphère de salons, d’anti-
chambres, compose des divertissements, des
danses, la musique de chambre la plus bril-
lante à l’usage de tout ce beau monde, et
pourtant, pour ceux qui sont dignes de l’ai-
mer, il n’est rien de moins « mondain » que
son inspiration ni qui touche plus directe-
ment les régions préservées de notre cœur, ce
qu’il y a de primitif en nous, ce qu’il y sub-
siste d’enfance. Au contraire, nos contempo-
rains, fils de la démocratie la plus débraillée,
montrent dans leur musique tous les défauts
des « salons » : cette dureté, cette prudence,
ce goût du décor, du masque, du déguise-
ment, cette méfiance de l’âme, cette honte
du cœur[23][23] Faut-il encore une fois souligner le conservatisme fondamental de Mauriac ?. Mais il resterait à expliquer pour-
quoi je demeure totalement insensible à
notre Fauré qui, pourtant, n’est que tendresse[24][24] Gabriel Fauré (1845-1924) était directeur du conservatoire de Paris de 1905-1920. Voir aussi « La Source » , Le Temps, le 17 octobre 1937..

Je n’en donne pas moins raison à M. Cœu-
roy lorsqu’il écrit que la musique d’aujour-
d’hui « est entraînée par un haut courant
de spiritualité » . Elle y est entraînée dans
la mesure où elle continue celle des maîtres
que nous aimons trop exclusivement, je l’ac-
corde aussi à M. Cœuroy. Un Henri Barraud[25][25] Henri Barraud (1900-1997), né à Bordeaux, s’enthousiasma pour la musique contemporaine. Ses premières œuvres datent du début des années trente.,
un Jean Françaix[26][26] Jean Françaix (1912-1997) était un virtuose du piano. Un compositeur prolifique déjà à partir de 1930 il le restait toute sa vie., pour nommer les plus
jeunes et les mieux doués, ne nous donnent
tant d’espérances que parce que d’abord ils
sont des continuateurs, des héritiers : le pur
fleuve dont la source m’enchante et m’im-
mobilise, continue de s’écouler à travers eux.
Un jour, peut-être, je saurai parler de leur
œuvre. Mais il ne faut pas trop presser un
homme qui, jusqu’à cinquante ans, a cru
qu’il n’aimait pas la musique et qui, après
tout, ne l’aime peut-être pas, puisqu’il existe
tant de compositeurs dont le nom seul, sur
un programme, le détourne d’aller au con-
cert.

François MAURIAC.


Date:
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