Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

A propos des massacres d’Espagne : Mise au point

Jeudi 30 juin 1938
Le Figaro

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A PROPOS DES MASSACRES D’ESPAGNE MISE AU POINT[1][1] Repris dans JMP, p. 734-38.

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

DANS un discours prononcé à Bilbao (1), le ministre de l’Intérieur du gouvernement de Salamanque[2][2] Il s’agit de Ramón Serrano Súñer (1901-1994), beau-frère de Franco, et aussi son conseiller politique. Phalangiste, il avait été l’ami de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange et fusillé par les « rouges » le 20 novembre 1936. Il avait pu quitter la prison de Madrid où il avait été enfermé par les « rouges » en juillet 1936. Après avoir été admis à la Junte de Burgos le 3 août 1936, et en avoir reçu les pleins pouvoirs le 1er octobre, Franco eut l’habileté, pour écarter ses rivaux (en particulier les généraux Cabanellas et Mola) de transférer son quartier général à Salamanque. C’est là qu’il affirmera son pouvoir politique, en particulier en se rapprochant de don Juan, fils d’Alphonse XIII et héritier de la monarchie, pour se concilier l’Église et les carlistes navarrais. Le 15 août 1936, il adopte le drapeau sang et or, symbole de la monarchie. attaque avec violence Jacques Maritain[3][3] Bien qu’il ait consacré peu de textes directement à la guerre d’Espagne, le philosophe Jacques Maritain (1882-1973) était considéré comme un chef de file parmi les intellectuels catholiques qui dénonçaient le coup mené par le général Franco. Voir en particulier son article « De la guerre sainte » , La Nouvelle revue française, n° 286, juillet 1937, p. 21–37, ainsi que sa lettre au London Times, reprise dans Temps présent, 13 mai 1938, p. 1. et la Croix. Il me fait aussi l’honneur de me nommer. Je voudrais, à ce propos, essayer de dissiper quelques équivoques et marquer ma position et celle de mes amis, dans le conflit qui divise l’Espagne.

Mais il faut d’abord avertir le ministre espagnol qu’ici, en France, Jacques Maritain, tendrement aimé de ses amis, est aussi respecté de ses adversaires. Pour beaucoup qui peuvent ne pas entrer dans ses vues sur le Thomisme, ni approuver toutes ses initiatives et toutes ses démarches, il est demeuré, il restera toujours ce « bien-aimé Jacques » , à qui Ernest Psichari[4][4] Ernest Psichari (1883-1914), petit fils de Renan, orthodoxe de naissance, s’est converti au catholicisme sous l’influence de Maritain. Officier et écrivain, son œuvre rend compte de son expérience africaine, du désert, au contact avec le monde musulman. Il fut tué au début de la guerre de 1914-1918. écrivait en 1914 : « Ce que tu as fait pour moi, les prières par lesquelles tu as fléchi le Bon Dieu, tes paroles persuasives, l’exemple plus persuasif encore de ta vie si noble, si épurée par la Grâce, ta fraternelle affection qui me soutenait constamment dans la voie royale de la vérité, tout cela ne peut être pesé avec les pauvres mesures humaines, il faudra bien que tu en trouves la récompense ailleurs que sur cette terre[5][5] Ernest Psichari, Lettres du centurion : l’adolescent, le voyageur, le croyant, L. Connard, 1933 (lettre du 9 février 1914).… »

Jacques Maritain n’est pas un « converti juif[6][6] Mauriac reprend le terme utilisé par Ramón Serrano Súñer : « II y a ce Juif converti qui commet l’infamie de répandre dans le monde le faux bruit des massacres de Franco et de défendre l’immense stupidité de la légitimité du gouvernement de Barcelone » . C’est la femme de Maritain, Raïssa Oumansoff qui était née juive. Maritain est né dans une famille protestante dreyfusarde. Mariés en 1904, ils rencontrent en 1905 Léon Bloy, qui les amènera à se convertir au catholicisme. » , comme l’assure le ministre de Salamanque. S’il l’était, il ne me paraîtrait pas moins digne d’être admiré et d’être aimé, mais enfin il ne l’est pas. Nous croyons, pourtant, que celle à qui Dieu l’a uni, dut l’aider à devenir ce chrétien exemplaire qui, comme son Maître, ne fait pas acception des personnes[7][7] Cf. I Pi, 1, 17 : « Et si vous appelez Père celui qui, sans acception de personnes, juge chacun selon ses œuvres, conduisez-vous avec crainte pendant le temps de votre exil. » , mais vénère dans toute créature une âme rachetée, et sur les visages de toute race, discerne la ressemblance du même Père[8][8] Thème biblique de l’imago Dei ( « Dieu créa l’homme à son image » , Gen, 1, 27), doctrine fondamentale pour Mauriac. . II en est plusieurs aujourd’hui, qu’on pourrait croire désespérés, qui savent que rien n’est perdu pour eux tant qu’il existera, dans une maison de Meudon[9][9] Celle du couple Maritain (situé dans le département des Hauts-de-Seine), où il reçoit des personnes désireuses de se rapprocher de Dieu. Ils ont ainsi favorisé la conversion de Cocteau et Maurice Sachs. que Dieu habite, cet homme et cette femme dont le regard et la voix leur apportent plus qu’une promesse : la présence visible de la Miséricorde.

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Après ce témoignage rendu à nos amis, je voudrais donner à M. le ministre de l’Intérieur de Salamanque les raisons de notre attitude. Et d’abord, nous avons toujours cru que la pensée du catholique, à l’égard des choses temporelles, reste libre. Comme le disait Gabriel Marcel[10][10] Gabriel Marcel (1889-1973) est un philosophe et dramaturge qui lui aussi s’est converti, en 1929. Comme Mauriac, il est dirigé par l’abbé Altermann. dans une conférence de Chrétienté[11][11] Groupe de réflexion sous l’égide des dominicains qui ont animé Sept. Le 19 mars 1938, ce groupe a organisé une conférence avec G. Marcel, F. Mauriac, le P. Bernadot, Mgr Yu-Pin évêque de Nankin, sur le thème « Servitude du chrétien » . L’intervention de Mauriac est reprise dans Temps présent du 25 mars 1938 sous le titre « A la base de notre effort » . : « Un catholique ne peut être obligé en tant que catholique de prendre parti pour tel ou tel clan en guerre contre un autre. » En ce qui me concerne, aux premières nouvelles du soulèvement militaire et des massacres de Barcelone, j’ai d’abord réagi en homme de droite ; et de Vichy où je me trouvais alors, je dictai en hâte, par téléphone, cet article sur l’Internationale de la haine, dont quelques lecteurs du Figaro[12][12] « L’Internationale de la haine » , Le Figaro, 25 jullet 1936, p. 1. Mauriac y est partisan de la non-intervention. se souviennent peut-être. La présence des Maures, l’intervention massive des escadrilles et des troupes italiennes et allemandes, les méthodes atroces de la guerre totale, appliquées par des chefs militaires à un pauvre peuple qui est leur peuple, les souffrances des Basques coupables du crime de non-rébellion [Note: On lit « non-rebellion » dans l’original.], posèrent aux catholiques français un cas de conscience douloureux. Ils n’ignoraient pas, en effet, que de l’autre côté de la barricade le gouvernement légal était soutenu par les forces conjuguées du marxisme et de l’anarchie.

Ce qui fixa notre attitude, ce fut la prétention des généraux espagnols de mener une guerre sainte, une croisade, d’être les soldats du Christ. Ici, je voudrais qu’on nous comprît enfin. D’aimables confrères ont écrit plaisamment que je regrettais qu’il n’y ait eu que quinze mille prêtres massacrés et que je trouvais que ce n’était pas assez. Parlons sérieusement : les sacrilèges et les crimes commis par une foule armée et furieuse, au lendemain d’une rébellion militaire réprimée, sont d’une horreur insoutenable. Nous disons seulement que les meurtres commis par des Maures qui ont un Sacré-Cœur épinglé à leur burnous, que les épurations systématiques, les cadavres de femmes et d’enfants laissés derrière eux par des aviateurs allemands et italiens au service d’un chef catholique et qui se dit Soldat du Christ, nous disons que c’est là une autre sorte d’horreur, dont vous avez le droit d’être moins frappés que nous ne sommes ; mais il ne dépend d’aucun de nous que les conséquences n’en soient redoutables pour la cause qui devrait nous importer par-dessus toutes les autres, et qui est le règne de Dieu sur la terre.

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Que M. le ministre de l’Intérieur n’aille pas croire que nous nous exprimons ici en partisan. Chrétiens, nous n’avons pas à nous faire juges des raisons qui ont pu décider certains de nos frères d’Espagne à prendre les armes contre un gouvernement qu’ils trouvaient injuste. Les conséquences terrifiantes de leur geste, il ne les avait pas toutes prévues. Nous comprenons aussi que l’Épiscopat et le Clergé aient peine à dominer un conflit dans lequel ils se trouvent si tragiquement engagés. Mais il reste ceci, il reste cet épouvantable malheur que pour des millions d’Espagnols, christianisme et fascisme désormais se confondent et qu’ils ne pourront plus haïr l’un sans haïr l’autre.

« Dans les circonstances difficiles où vous vous trouvez, écrivait le Saint-Père à l’Épiscopat mexicain, le 2 février 1926, il est plus que jamais nécessaire, vénérables frères, que vous et votre clergé tout entier, comme aussi les associations catholiques, vous restiez complètement à l’écart de tout parti politique, afin de ne fournir à vos adversaires aucun prétexte pour confondre la Religion avec une faction politique quelconque[14][14] Il s’agit de la Lettre Paterna Sane de Pie XI à l’épiscopat mexicain, du 2 février 1926. Le Pape est revenu plus longuement sur la persécution de l’Église catholique au Mexique dans son encyclique Iniquis afflictisque (1926).. »

Et ici, je demande à ceux de nos lecteurs qui nous ont jugés sévèrement, de comprendre les raisons qu’ont les catholiques français, plus que d’autres peut-être, de redouter toute compromission de la cause du Christ avec celle des partis : depuis la Guerre, il s’est passé, dans la France catholique, un événement d’une portée immense et qui échappe aux observateurs du dehors. Les efforts des catholiques sociaux, les initiatives d’un épiscopat d’élite, ami des pauvres et constructeur d’églises, le dévouement d’un des meilleurs clergés qu’il y ait au monde ont porté leur fruit. Il existe une renaissance catholique de la classe ouvrière, il existe un syndicalisme catholique, il existe une jeunesse ouvrière chrétienne[15][15] La JOC a été créée en 1927, prolongée en 1935 par une Ligue ouvrière chrétienne. La CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) a été fondée en 1919. Ces mouvements seront à la base de la résistance chrétienne puis du MRP (Mouvement républicain populaire)..

François Mauriac, de l’Académie française.
(1) On trouvera en troisième page les principaux passages de ce discours[16][16] On peut le lire ici. Le nombre élevé de coquilles indique que le discours a été retranscrit à la hâte..
(Suite page 3, colonnes 1 et 2)

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SUITE DE LA PREMIERE PAGE
MISE AU POINT

Des instituteurs et des institutrices de l’État trouvent dans le Christ le principe de leur dévouement aux petits que l’État leur confie[17][17] Dans « La Petite Flamme » , paru dans L’Écho de Paris du 12 août 1933, Mauriac a consacré une chronique à ce renouveau catholique dans l’école républicaine.. Une poignée dans la masse indifférente ou hostile ? Sans doute, mais une poignée de sel : le sel de la terre[18][18] Jésus dit à ses disciples : « Vous êtes le sel de la terre » (Mt, 5, 13). ! Dans les banlieues, des jeunes filles obscures se groupent « pour faire du chrétien » , comme me disait l’autre jour une assistante [Note: On lit « assistance » dans l’original.] sociale d’Ivry[20][20] Laurence Granger a rappelé son nom (JMP, p. 737) : Madeleine Delbrêl (1904-1964). Mauriac voit en elle une « sainte » (BN, IV, 356).. Nous ne pouvons décrire ici cette vie souterraine de la Grâce en France, telle que nous l’entrevoyons. Mais quand une dame hitlérienne [Note: On lit « hilérienne » dans l’original.] me souffle, au dessert, que les peuples déliquescents doivent céder la place aux peuples forts, je repasse dans mon cœur les raisons de ma certitude que nous restons, en dépit de l’apparence, le peuple le plus fort, parce que nous sommes toujours, et plus que jamais, le peuple de Dieu.

Que le ministre de Salamanque me comprenne : ce n’est pas au moment où l’effort de tant de générations chrétiennes et de dévouements obscurs aboutit enfin, que sur l’humble plan où il nous est donné d’agir nous allons laisser compromettre l’Évangile. Que l’affreuse loi de la guerre vous ait entraînés à ces épurations dont Bernanos nous a décrit l’horreur dans un livre impérissable[22][22] Les Grands Cimetières sous la lune, paru chez Plon en 1938., à ces bombardements de villes ouvertes[23][23] Cf. l’opinion que Mauriac exprime dans Le Figaro du 10 juillet 1938., qu’elle vous ait obligés de subir cette alliance monstrueuse avec le Racisme ennemi de l’Église, aussi redoutable, aussi virulent que le Communisme, encore une fois nous n’avons pas à vous juger ni à vous condamner sur ce point, parce que vos intentions peuvent être droites. Mais nous nous sentons responsables à l’égard de ce peuple fidèle que nous ne sommes pas libres de tromper. Jacques Maritain, en se dressant avec toute la puissance de sa dialectique et tout le feu de sa charité, contre cette prétention des généraux espagnols de mener une guerre sainte, a rendu à l’Église catholique un service dont la fureur qu’il suscite nous aide à mesurer la portée.

Nous ne nous croyons pas infaillibles, mais nous ne cesserons pas d’affirmer ce qui nous semble être vrai, à l’heure où la guerre civile touche peut-être à sa fin ; car c’est lorsque tout paraîtra fini que le règne sans partage de la Force commencera. Et la Force qui se sert de l’Église, c’est le plus grand malheur qui puisse fondre sur un peuple chrétien. C’est aussi le plus grand crime, si la parole reste éternellement vraie que répétait au déclin de sa vie le vieil apôtre (celui dont la tête avait reposé sur la poitrine du Seigneur[24][24] Il s’agit selon la tradition chrétienne de l’apôtre Jean, désigné simplement comme « un de ses disciples, celui que Jésus aimait » dans le récit évangélique (Jn, 13, 23).) : « Mes bien-aimés, Dieu est amour[25][25] I, Jn, 4, 8.. »

François Mauriac, de l’Académie française.


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