Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

A la base de notre effort

Vendredi 25 mars 1938
Temps présent

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PAROLES PRONONCÉES AUX AMBASSADEURS[1][1] Théâtre des ambassadeurs, construit en 1929 au 1 avenue des Champs-Élysées à l’emplacement de l’ancien Café des Ambassadeurs ; aujourd’hui Espace Cardin.

par François MAURIAC

A la base de notre effort[2][2] Article repris dans les Mémoires politiques à partir de « Pour nous qui… » (JMP, p. 744–46). Le début du texte se trouve en annexe de l’édition Bouquins (JMP, p. 1091–92) Selon Laurence Granger : « Le 19 mars 1938, Mauriac participe, avec le P. Bernadot, Gabriel Marcel et Jacques Maritain, à une rencontre organisée par le groupe Chrétienté sur le thème : « La servitude du chrétien » . Cet article reprend son intervention » (JMP, p. 744)..

Il m’arrive parfois d’amener un camarade qui ne partage aucune de mes opinions politiques à reconnaître que Temps présent occupe, sur le front catholique, une position avancée, quelques-uns diront peut-être même aventurée, mais qui doit être tenue coûte que coûte.

Les catholiques de Temps Présent, plus qu’aucune attaque ouverte de la haine, redoutent toutes ces mains qui, de droite et de gauche, se tendent vers le Christ pour l’attirer et pour le retenir d’un côté de la barricade — là où il serait revêtu, par les soldats de la cohorte, non plus d’un manteau de dérision[3][3] Allusion au « manteau de pourpre » dont les soldats romains revêtirent Jésus avant de se moquer de lui et de lui donner des coups (Jn, 19, 2-3)., mais d’un uniforme, d’une chemise brune, rouge ou noire[4][4] Ces couleurs renvoient, respectivement, aux nazis allemands, aux communistes soviétiques et aux fascistes italiens..

Temps Présent n’a aucune raison d’être que de poser toutes les questions et que d’essayer de les résoudre dans la lumière de l’Évangile. Non qu’il se croie infaillible ou à l’abri de l’erreur. Il n’est pas rédigé par des esprits purs. Chacun d’eux a ses préférences et, qu’il le veuille ou non, porte au dedans de lui un homme de parti.

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Voilà pourquoi, à la base de notre effort, il faut une victoire intérieure, celle que nous remporterons sur le partisan de gauche ou de droite qui s’agite en nous.

Est-ce à dire que nous planions au-dessus des partis avec l’unique souci de tenir entre eux la balance égale et de ne pas choisir ? Non, nous croyons au contraire qu’il existe une solution chrétienne aux problèmes qui divisent aujourd’hui les peuples. Nous croyons que c’est dans la mesure où le monde retourne aux idoles qu’il se couvre de sang.

Tout se passe aujourd’hui dans le monde comme si Dieu voulait donner aux hommes par des images concrètes et, si j’ose dire, par d’atroces caricatures un avant-goût de cet enfer où le culte des idoles[5][5] L’image des trois idoles (la classe, la race, la nation) menaçant l’homme moderne est reprise de Berdiaev. Cf. « Destin de l’homme dans le monde actuel » , Gringoire, 29 mai 1936. les introduit dès ici-bas.

A Moscou, nous voyons ce qu’après vingt ans de révolution[6][6] La Révolution russe date de 1917., les adorateurs de l’humanité font de l’humanité[7][7] Les Grandes purges touchant le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), l’armée et l’administration de l’URSS ont commencé à la fin de l’année 1936.. Et nous voyons ailleurs que la race est une déesse[8][8] Allusion à l’idéologie nazie. plus redoutable que celles qui, sous l’ancienne loi, aimaient l’odeur des sacrifices humains, car c’est de peuples entiers que la nouvelle idole exige l’immolation.

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Pour nous qui, dans le bref espace de notre vie terrestre ne voyons qu’un épisode de la lutte éternelle entre les deux étendards[9][9] Au Quatrième Jour des Exercices spirituels (1548) de saint Ignace de Loyola (1491–1556)), on trouve une « Méditation sur deux étendards : l’un de Jésus Christ notre excellent chef, l’autre de Lucifer l’ennemi le plus dangereux des hommes » (exercices 137 à 148)., nous avons ces jours-ci, il faut bien l’avouer, une impression de défaite et même d’écrasement. Que faire, sinon de persévérer dans notre effort pour que du moins tout homme, qu’il soit du côté des vainqueurs ou du côté des vaincus, sache que le Christ n’est aux ordres d’aucun chef d’armées, d’aucun chef de peuples[10][10] Allusion à l’invocation du Christ dans l’entreprise militaire franquiste lors de la guerre civile espagnole. Franco associa une partie du clergé espagnol à son combat contre les républicains. On parla même de « croisade » . Cette alliance révolta Mauriac. ; qu’il ne considère pas comme des bandits tous ceux qui sont tombés d’un certain côté. Nous croyons que les prêtres et les religieuses massacrés, mais aussi les victimes des jugements sommaires et des exécutions secrètes, les innocents mitraillés au seuil de leurs [Note: Coquille dans l’original ; il faut lire « leur » .] maison par des aviateurs étrangers ont un droit égal à son amour et à sa miséricorde, et que les bourreaux — tous les bourreaux, même ceux qui se réclament de son nom — relèvent aussi de sa justice.

Nous le répéterons, nous le crierons d’une voix d’autant plus obstinée que l’heure de l’écrasement est venue dans plus d’un endroit du monde pour ces foules dont le Christ a eu pitié[12][12] Cf. Mt, 9, 36 : « A la vue des foules il [Jésus] en eut pitié, car ces gens étaient las et prostrés comme des brebis qui n’ont pas de berger. » , pour ce peuple douloureux, voué au désespoir et à la haine, ce peuple auquel, dans les deux camps, on aura tout pris, tout confisqué, même le Christ. Car, à gauche, ses maîtres ont refermé sur lui ce bagne matérialiste[13][13] Expression utilisée par Paul Claudel en évoquant sa découverte des poèmes de Rimbaud dans son texte « Ma Conversion » (1913 ; repris dans Contacts et circonstances, Gallimard, 1940) : « La lecture des Illuminations, puis, quelques mois après, d’Une saison en enfer, fut pour moi un événement capital. Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l’impression vivante et presque physique du surnaturel. » Voir Paul Claudel, Œuvres en prose, textes établis et annotés par Jacques Petit et Charles Galpérine, « Bibliothèque de la Pléiade » , Gallimard, 1965, p. 1009. où la lumière du ciel ne pénètre plus ; et, à droite, hélas ! on ne lui laisse pas ignorer que le bruit des mitrailleuses annonce l’approche du Fils de l’homme et que l’odeur de l’hypérite[14][14] Laurence Granger précise (JMP, p. 745) : « Ou plutôt ypérite, du nom de la ville belge d’Ypres : un gaz de combat suffocant et vésicant à base de sulfure d’éthyl dichloré, appelé « gaz moutarde » , y fut employé pour la première fois par les Allemands en juillet 1917. L’armée italienne eut recours à cette arme pendant la conquête de l’Éthiopie en 1935–36. » est le signe que son règne arrive[15][15] Cf. la question des disciples à Jésus : « Dis-nous quand cela aura lieu et quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde » (Mt, 24, 3)..

Nous devons dire ces choses, nous, laïques, avec d’autant plus de force que nous n’engageons que nous-même [Note: Au singulier dans l’original.], que nous ne compromettons personne et que, dans bien des pays, les chefs spirituels ne sont plus libres et qu’on les oblige à se taire quand on ne les oblige pas à parler. Croyez-vous que ce soit de lui-même que le cardinal-archevêque de Vienne, le jour même où l’Autriche assassinée disparaissait de la face du monde, a publié cette déclaration : « Les prêtres et les fidèles devront soutenir sans réserve l’État allemand et le Führer dont la lutte contre le bolchevisme et pour la puissance d’honneur et l’unité de l’Allemagne répond aux vues de la Providence[17][17] Theodor Innitzer, archevêque de Vienne depuis 1932, signe effectivement avec six autres évêques autrichiens une déclaration en ce sens le 18 mars 1938. Cette déclaration est faite sans l’accord de Rome, qui marquera ses distances le 6 avril dans l’Osservatore romano. Contrairement à ce qu’affirme Mauriac, le cardinal Innitzer ne s’est donc pas exprimé sous la pression mais en raison de ses fortes sympathies pour le national-socialisme. La citation donnée par Mauriac se trouve dans un article anonyme publié dans Le Temps du 17 mars 1938 sous le titre : « Les Événements d’Autriche : la grande parade de Vienne » (p. 2), mais dans le journal on lit « l’État grand-allemand » au lieu de « l’État allemand » . » ?

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Nous ne cédons pas au mouvement de notre sensibilité, nous ne rêvons pas d’une politique du cœur ni surtout d’une politique d’aventures.

Je souhaiterais sur ce point que mes paroles ne créent aucune équivoque. Pour ma part, il me semble que la France, n’ayant pas agi lorsqu’elle avait encore pouvoir de le faire sans étendre l’incendie à l’Europe entière, ce n’est pas aujourd’hui où elle se trouve isolée, menacée à la fois sur trois frontières et en Afrique du nord[18][18] La Tunisie — protectorat français depuis 1881 — était, notamment, convoitée par l’Italie fasciste.

Mais à quoi bon parler de ces choses qui nous échappent, qui se décideront sans nous, et que d’ailleurs nous ne pouvons même envisager, nous tous qui avons des fils[19][19] Les deux fils de Mauriac — Claude et Jean — sont nés respectivement en 1914 et en 1924 ; entre ses deux garçons, François et Jeanne Mauriac ont eu deux filles : Claire, née en 1917, et Luce, née en 1919. et des amis en qui repose ce qui nous reste d’espérance terrestre ? Ce n’est pas notre propre mort, c’est la mort de ceux que nous aimons qui ne peut se regarder en face[20][20] Cf. La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions morales (1664) : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » .

Mais, même en m’efforçant d’écarter ces raisons du cœur, il me semble que nous ne pouvons rien faire d’autre, aujourd’hui, que de travailler à reconstruire la France, à refaire l’unité française dans la conscience retrouvée de sa mission[21][21] Ce même souci marquera très fortement les articles journalistiques de Mauriac suite à l’Occupation, surtout pendant le tourment de l’épuration.. En face du marxisme et de la férocité raciste, ce serait déjà beaucoup qu’elle gardât intact le dépôt de ces valeurs chrétiennes qui nous sont chères à tous, croyants et incroyants.

Et surtout, nous continuerons de veiller sur la source d’eau vive[22][22] Cf. la discussion entre Jésus et la femme de Samarie où il est question d’ « eau vive » et d’une « source d’eau jaillissante en vie éternelle » (Jn, 4, 10, 14). afin qu’elle ne soit ni captée, ni détournée, ni souillée, par les apôtres de la force et de la terreur, et pour que la foule de ceux qui sont chargés et accablés[23][23] Cf. les paroles du Christ : « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai » (Mt, 11, 28)., et pour que tous les vaincus en retrouvent un jour le chemin.

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Chers amis, je voudrais finir sur une parole d’espérance, et vous donner dans ces jours d’humiliation une raison de ne pas perdre cœur. C’est un art où excellent les chefs du nouveau Reich que de doser l’audace et la ruse. Mais peut-être le moment est-il proche, qui vient toujours pour l’Allemagne, quels que soient ses maîtres, où elle force la dose, car elle a irrémédiablement la main lourde. Les pays assassinés ne meurent pas sans un cri. L’Autriche bâillonnée se débat : déjà, nous le savons, les prisons et les camps de concentration regorgent. Dans l’universelle angoisse née des attentats de la force, tous les peuples de la terre se tournent vers cette nation française divisée, paralysée, hagarde, et comme absente d’elle-même[24][24] En mars 1938, la France était dirigée par le second Cabinet Blum dont on savait, lorsqu’il fut constitué le 13 mars qu’il ne représentait pas une majorité parlementaire. Au moment de sa création — en pleine annexion de l’Autriche par le Reich allemand — certains députés et sénateurs, de droite et de gauche, œuvrèrent pour constituer un Gouvernement d’Union nationale « de Thorez à Marin » présidé par Blum. Les réticences d’une partie de la droite firent échouer ce projet. Le Cabinet Blum, livré à l’impuissance, chuta un mois après sa formation, en avril.. Ils lui soufflent son rôle, parfois ils la soufflettent d’un mépris où se trahit leur amour déçu, d’un mépris qui la réveillera, nous en sommes sûrs, qui déjà l’a réveillée. Ils lui rappellent, à cette humiliée, sa vocation de fille de Dieu.



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