Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Miracle de la J.O.C.

Vendredi 4 février 1938
Temps présent

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Mauriac parle[1][1] La conférence eut lieu le samedi 29 janvier 1938.

Le miracle de la J.O.C[2][2] Article repris dans PPR, p. 173–176. C’est la deuxième fois en un an que Mauriac consacre un article à la Jeunesse ouvrière chrétienne en qualifiant ce mouvement de « miracle » . Voir son article du 12 février l937 publié dans Sept..

Paroles prononcées avant la conférence
de Paul Hibout[3][3] Membre de la JOC, Paul Hibout évoqua le mouvement auquel il appartenait : ses origines, son développement et sa portée. aux Ambassadeurs[4][4] Le Théâtre des Ambassadeurs (1, avenue Gabriel, dans le 8e arrondissement de Paris) fait actuellement partie de l’Espace Pierre Cardin. :

Je remercie les organisateurs des
conférences de Chrétienté[5][5] Les pères dominicains étaient à l’origine de ces rencontres. du grand
honneur qu’ils [Note: On lit « elles » dans l’original.] me font aujour-
d’hui. Oui, c’est bien à moi de dire
merci. Car la J.O.C. n’avait aucu-
nement besoin de voir s’étendre sur
sa jeunesse l’ombre de mon bicorne
d’académicien[7][7] Mauriac fut élu en 1933 au fauteuil 22 de l’Académie Française.. Elle n’avait surtout
pas besoin de ma voix misérable[8][8] En 1932, la vie de Mauriac fut bouleversée par une maladie grave qui faillit lui coûter la vie. Il dut donc subir une intervention chirurgicale au niveau des cordes vocales qui lui laissa un timbre de voix très particulier. Plusieurs vidéos sur le site de l’Institut national de l'audiovisuel permettent de l’entendre..

En souhaitant ma présence ce
soir, je suppose que la J.O.C. a
voulu me remercier de l’affection
que je lui porte. Cette affection date,
je puis le dire, du jour où je l’ai con-
nue. Mais comment ne l’aimerions-
nous pas, nous, dont la génération
en dépit des nobles efforts d’un
Albert de Mun[9][9] Albert de Mun (1841-1914), grande figure du catholicisme social, promoteur des Cercles catholiques d’ouvriers (1871) et de l’Association catholique de la jeunesse de France (1886). Rallié à la République, il fut député de Morlaix et fondateur, avec Jacques Piou, de l’Action libérale populaire. François Mauriac fut le secrétaire d’Albert de Mun quelques semaines avant la disparition de ce dernier en 1914., d’un Marc Sangnier[10][10] Marc Sangnier (1873-1950) fut le fondateur du Sillon par lequel il espérait rapprocher l’Église du monde ouvrier et de la République. Condamné par Pie X, le Sillon disparut en 1910. Sangnier fonda alors la Jeune République (1912) qui devint un parti politique démocrate-chrétien, classé à gauche. Sangnier se retira de la JR pour promouvoir ses idées pacifistes à travers, notamment, la création des Auberges de jeunesse. A la libération, il devint député de Paris et fut nommé président d’Honneur du MRP. François Mauriac connut Marc Sangnier alors qu’il était jeune sillonniste. Il fit un portrait féroce de Sangnier dans son premier roman, L’Enfant chargé de chaînes (Grasset, 1913), mais reconnaissant l’apport de ce maître de la jeunesse catholique, il fit de lui, à de nombreuses reprises, son éloge et lui remit la cravate de la Légion d’honneur en 1946.,
vit, ou plutôt crut voir, s’accomplir
le plus grand malheur qui ait frappé
l’Église depuis la réforme de Lu-
ther[11][11] Martin Luther (1483–1546), moine allemand à l’origine de la Réforme protestante du seizième siècle. : le divorce entre la religion
et la classe ouvrière.

Nous pûmes croire, à certaines
heures, que ce malheur était irré-
médiable et que désormais les gens
de chez nous vivraient dans l’Église
ou hors de l’Église, selon qu’ils se-
raient nés bourgeois ou ouvriers. Il
y avait là un état de fait constaté et
commenté par les docteurs marxis-
tes. Les Encycliques pontificales[12][12] Rerum novarum de Léon XIII (1891) et Quadragesimo anno de Pie XI (1931).
semblaient retentir vainement sur
une société à jamais divisée en
deux classes ennemies[13][13] Léon XIII affirmait que prolétariat et bourgeoisie étaient complémentaires, insistant sur le fait qu’il n’y avait pas de classes « ennemies-nées » ..

Nous savons aujourd’hui, nous
l’avons vu de nos yeux au Parc des
Princes, en juillet dernier[14][14] Les 17 et 18 juillet 1937. Cf. l’article que Mauriac a consacré à cette grande réunion : « La Victoire du cœur » , Le Figaro, 8 juillet 1937, p. 1., que
cette défaite apparente préparait
une grande victoire. J’ai parlé un
jour du miracle de la J.O.C[15][15] « Le Miracle de la JOC » , Sept, 12 février 1937, p. 1 et p. 3.. et
c’est bien d’un miracle, en effet,
qu’il s’agit : non pas seulement d’un
redressement, mais d’une renaissan-
ce, d’une résurrection.

Cette résurrection est le fruit de
la sainteté des jeunes prêtres et des
jeunes religieux qui, ayant voué
leur sacerdoce à la jeunesse ou-
vrière, surent découvrir l’amour
qui, dans cette jeunesse, continuait
de couver au fond de quelques
cœurs fidèles. Bien souvent, dans
les Landes, nous croyons le feu
éteint, mais sous la terre les racines
des bruyères continuent de brûler
et tout à coup une flamme jaillit et
illumine les ténèbres.

Ce qu’est la J.O.C., Paul Hibout
saura le dire, avec toute la force de
son amour, à ceux d’entre vous qui
ne la connaissent pas encore. Car
il faut l’aimer sans doute, mais il
faut l’aimer pour ce qu’elle est et
non pour ce que nous voudrions
qu’elle fût. Je me souviens de cette
réflexion d’un journaliste à la sortie
du Parc des Princes, lors de l’admi-
rable congrès de juillet dernier :
« Enfin, soupirait-il, d’un air rési-
gné, il vaut tout de même mieux ça
que s’ils étaient communistes ! »

Ce n’est pas ainsi que la J.O.C.
veut être aimée. Elle se recrute
parmi une classe qui, en dépit des
avantages récents dont elle bénéfi-
cie, demeure une classe souffrante
et où sévit un dur chômage. Le
jeune ouvrier chrétien connaît les
mêmes besoins, souffre des mêmes
maux que ses camarades socialistes
ou communistes. Il s’associe donc à
toutes leurs aspirations légitimes. Je
dirai plus : son ambition dépasse
infiniment la leur. Car c’est juste-
ment parce qu’il aspire, lui, à une
vie sanctifiée, divinisée, qu’il exige
aussi des conditions d’existence qui
sauvegardent sa liberté, sa dignité
de frère du Christ.

La religion opium du peuple[16][16] Formule marxiste selon laquelle la religion, promettant le paradis pour l’au-delà, demanda au petit peuple de supporter sa condition ici-bas. Il est vrai que la théologie du début du XIXe siècle prônait le recours à la charité pour soulager les pauvres et pour assurer le salut des riches. Cette formule, souvent attribuée à Lénine, vient en réalité de Marx, in Contribution à la critique de la philosophie de Hegel (1843) où on lit : « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. » ? La
J.O.C. est une réponse vivante à
cette calomnie. Par le seul fait que

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les jeunes ouvriers chrétiens exis-
tent, qu’ils luttent et souffrent au
premier rang de l’Église militante
et du peuple militant, par le seul
fait de leur jeunesse magnifique-
ment éveillée, ils réduisent à néant
cette accusation d’engourdissement
et de sommeil.

Il se trouve dans notre France de
1938, si impitoyablement critiquée,
si durement jugée non seulement
par ses adversaires du dehors, mais
aussi par ses propres enfants, il se
trouve donc un peuple fidèle, une
classe ouvrière fidèle. Une minorité,
sans doute[17][17] 45 000 membres de la JOC à la fin des années 1930 pour 6,3 millions d’ouvriers au même moment.…, mais le nombre n’est
pas tout, et il arrive qu’un seul
jeune ouvrier chrétien, dans un ate-
lier, représente une force infini-
ment supérieure à celle de tous ses
camarades réunis. D’ailleurs, cette
main tendue[18][18] Le 17 avril 1936, durant la campagne des élections législatives, Maurice Thorez, secrétaire général du PC, prononça un discours retransmis à Radio-Paris, dans lequel il « tendait la main » aux catholiques. Cf. l’article de Mauriac, « La Main tendue » , paru dans Le Figaro du 26 mai 1936, p. 1 et p. 3., dont on a tant parlé,
prouve du moins que nos adversai-
res ne sous-estiment pas la profonde
réserve de force neuve que la J.O.C.
accumule au cœur même de la classe
ouvrière française.

Alors, me tournant vers les catho-
liques de la bourgeoisie qui m’é-
coutent, je leur dis : « Il existe des
ouvriers et des employés catholi-
ques ; il existe aussi des instituteurs
de l’État et des institutrices catholi-
ques. Il y a là une élite nombreuse
qui, dans un milieu hostile, a su
maintenir ou reconquérir sa foi
contre vents et marées. N’admet-
trez-vous pas que ces chrétiens, de-
vant lesquels nous nous sentons si
misérables, aient droit à une
presse, à des journaux selon leur
cœur ? Même si ces journaux, et je
pense ici, plus particulièrement, à
Temps Présent, ne vous satisfont pas
toujours, s’ils heurtent quelquefois
vos opinions personnelles, vous pou-
vez, vous devez admettre que leur
existence est nécessaire et qu’il faut
les soutenir comme les membres les
plus éminents de l’Épiscopat fran-
çais vous en ont donné le généreux
exemple. » [où se termine la citation dans l'original?]

Car nous pouvons différer d’opi-
nion sur des points particuliers.
Mais permettez-moi de vous rappe-
ler une vérité sur laquelle nous nous
accordons tous : c’est que les inté-
rêts de la religion ne se confondent
pas avec ceux d’une idéologie, ni
avec ceux d’une classe[19][19] Mauriac reprend ici un thème qui lui est cher : il dénonce la confusion née de l’alliance de l’Église avec les puissants, de l’institution ecclésiale avec la bourgeoisie. On en retrouve, notamment, un développement dans son article « De l’amour des richesses, de l’ambition et de l’hypocrisie » , L’Écho de Paris, 14 octobre 1933, p. 1, et dans son avant-dernier Bloc-notes (BN, V, 381). et qu’il
n’est rien que nous devions redouter
davantage que d’avoir l’air d’utiliser
la puissance spirituelle de l’Église
pour le maintien de nos intérêts
même les plus légitimes. Nous
croyons tous que sur ce point nous
devons exagérer la prudence, si
c’est possible, et aller jusqu’au scru [Note: On lit « scrcu- » dans l’original.]-
pule. Telle est la résolution que
les catholiques de la bourgeoisie doi-
vent emporter de leur première ren-
contre avec la J.O.C. Beaucoup
d’entre eux, d’ailleurs, ont des rai-
sons personnelles de compatir à la
dure vie des jeunes ouvriers. C’est
justement parce que nous vivons à
une époque cruelle à tous, où la
gêne, le chômage et ce mal qui est
le pire de tous : l’inquiétude pour
le lendemain, l’insécurité, ne sont
plus le triste privilège d’une classe,
où nous savons que les étudiants,
eux aussi, luttent contre les pires
difficultés et qu’il existe au fond
d’appartements bourgeois des hom-
mes et des femmes qui souffrent du
froid et qui ne mangent pas à leur
faim[21][21] Mauriac avait déjà évoqué les effets de la crise sur la bourgeoisie dans un article comme « La Misère bourgeoise » , Les Annales politiques et littéraires, 10 mars 1933, p. 263–264., c’est pour cela qu’il est peut-
être plus facile qu’à aucune autre
époque de travailler d’un même
cœur, afin que la Croix étende ses
bras au-dessus de toutes les classes,
de toutes les jeunesses [Note: On lit « jeuneses » dans l’original.] étudiantes, ou-
vrières, paysannes, qu’elle les rap-
proche, qu’elle les unisse et les con-
fonde dans la même espérance,
dans le même amour.

François MAURIAC


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