Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Victoire du cœur

Jeudi 8 juillet 1937
Le Figaro

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LA VICTOIRE DU CŒUR

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

QUAND on veut se moquer d’un homme, on lui parle de son cœur. C’est devenu un terme de mépris : « Votre cœur, vo- tre bon cœur… » L’injure ne nous blesse guère si nous sommes de ceux qui écoutent encore au dedans d’eux-mêmes cette voix maternelle dont un seul reproche interrompait leurs colères d’enfant : « Tu n’as pas de cœur… tu es un sans-cœur… »

Ce reproche, nous ne l’adresse- rons pas à l’humanité d’aujour- d’hui, malgré sa face convulsée de haine, malgré son regard insoute- nable. Nous avons parfois l’illusion de vivre à une époque singulière- ment atroce et que le temps des assassins est venu. Mais toutes les générations ont été des générations d’assassins, et pourtant leur cœur n’a jamais cessé de battre, source de toute grandeur et de toute sainteté. Pour nous défendre du dégoût, ou simplement de la fatigue, il nous suffit d’être attentifs au rythme sourd du sang qu’entendait l’apôtre appuyé contre la poitrine de Dieu : ce battement qui ne s’est plus ja- mais arrêté.

Dans les pires moments, lorsque nous avons besoin de la voir, de la toucher, cette vie cachée se décou- vre : le miracle alors s’insère dans le quotidien, s’abaisse jusqu’à de- venir une « actualité » . Du 16 au 18 juillet, les crimes n’occuperont pas seuls la première page des grands journaux, du moins nous l’espérons. La bataille à coups de ca- davres que soutiennent dans la presse les partisans et les adversai- res de Franco ne retiendra pas seule notre attention : soixante ou qua- tre-vingt mille jeunes ouvriers chré- tiens — de ceux qu’on appelle Jo- cistes — seront réunis au Parc des Princes.

Soixante ou quatre-vingt mille… Il faut comprendre ce que cela re- présente : voici donc ceux qui ne se sont pas éloignés avec les autres, ceux qui ayant entendu la plainte si humaine de leur Dieu : « Et vous aussi vous voulez me quitter ? » ont répondu : « A qui irions-nous, Seigneur ? » Tous les autres sont partis, mais eux ils ont tenu bon, dans la famille, à l’usine, dans leur jeune cœur.

Oui, il faut comprendre ce que cela représente : le communisme ne propose pas seulement à l’ou- vrier adolescent une mystique hu- maine qui va dans le sens de ses in- térêts de classe, il le décharge, il le libère de tout scrupule, de toute inquiétude intérieure ; il l’invite à la recherche d’une perfection qui ne le détourne d’assouvir aucune convoitise. La conquête de ce Royaume qui est au dedans de nous, ces efforts, ces défaites, ces larmes, ces brusques victoires ines- pérées, cette paix durement achetée et qui n’est pas la paix que tout le monde donne — tout le drame du Salut enfin, est supprimé, nié, igno- ré. Rien ne compte plus que le dra- me historique et que l’accomplisse- ment des prophéties de Marx tou- chant le prolétariat. Des générations montent en qui les derniers vesti- ges chrétiens disparaissent ; les tra- ces de Dieu s’effacent dans l’argile humaine. Mon frère le docteur me disait qu’il y a très peu d’années encore, à l’hôpital, pour étudier les troubles de la mémoire, on faisait réciter au patient le Notre Père. Mais maintenant la plupart ne le connaissent plus. Ils ne l’ont, d’ail- leurs, remplacé par rien. Ils cher- chent en vain dans leur pauvre tête une formule, une fable. Ils errent en aveugles dans leur propre désert.

Rien n’est perdu, et même tout est sauvé. Voici des jeunes ouvriers qui n’ont pas renoncé à leur âme. Le mouvement J.O.C., essaimé de Belgique dont il demeure la gloire, est né en France un soir de septem- bre 1926 dans la pauvre chambre d’un vicaire de Clichy. Aujourd’hui, avec ses 100.000 adhérents des deux sexes, il forme le groupe le plus important de la jeunesse ouvrière française.

C’est la grâce visible accordée, c’est le signe sensible donné par Dieu à l’admirable clergé de Fran- ce, et en particulier à cette « pié- taille » du clergé qui souffre pour le peuple et au milieu du peuple, et non seulement au clergé séculier, mais aussi à ces jeunes religieux dont le nom est dans notre cœur. Ces ouvriers de Dieu, le 17 juillet, lèveront leurs faces exténuées au- dessus de la glèbe et toute la jeune moisson vivante frémira autour de leurs soutanes noires, de leurs robes blanches. Le soir, au Parc des Prin- ces, la grande fête nocturne du Tra- vail avec ses mille protagonistes leur donnera une part de joie humai- ne… Mais le lendemain, le diman- che 18, à la messe solennelle, lors- que l’hostie sera adorée par cette immense foule ouvrière, ils com- prendront, ils verront de leurs yeux que le Royaume promis est déjà venu et qu’ils y sont entrés déjà. Et nous tous, dans le grand silence de l’Elévation, au-dessus de ce Pa- ris où la haine consume tant de vies, apaisés, rassurés, heureux, nous écouterons cette voix qui nous est connue et chère depuis l’enfance : « C’est moi. Ne craignez point. »

François Mauriac, de l’Académie française.


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