Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

L’Enchantement de Racine

1er mars 1938
Conferencia, 32e année, No VI

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IMAGES DE LA SOCIÉTÉ AU TEMPS DE LOUIS XIV
L’ENCHANTEMENT
DE
RACINE

CONFÉRENCE[1][1] En effet, cet article reprend la conférence donnée, sous le même titre, le 17 janvier 1938 par Mauriac à l’Université des Annales et publiée dans son journal : Conferencia. Ce texte sera également repris dans PPR, p. 108-16. Voir également une version abrégée, parue le 18 janvier 1938 dans Le Figaro, sous le titre : « La Leçon de Racine » . DE
M. FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française
avec le concours de Mlles MARIE BELL[2][2] Marie Bell, née Marie-Jeanne Bellon-Downey (1900-85), actrice française, entrée à la Comédie-Française en 1921, sociétaire en 1928, elle y resta jusqu’en 1953. Son interprétation du rôle titre de Phèdre en 1942 fut tout particulièrement remarquée. Elle dirigea le Théâtre du Gymnase de 1962 à 1985. Notons que Marie Bell a joué dans Passage du Malin, pièce de Mauriac mise en scène le 9 décembre 1947 par Jean Meyer au Théâtre de la Madeleine. et VENTURA[3][3] Marie Ventura, née Aristida Maria Ventura, (1888-1954), actrice française, sociétaire de la Comédie-Française en 1922 qu’elle quittera en 1941. Elle a joué dans le répertoire classique (rôle titre d’Andromaque en 1941) et elle est la première femme à assurer la mise en scène d’une pièce, Iphigénie de Racine, à la Comédie-Française en 1938., et de M. M. DONNEAUD[4][4] Maurice Donneaud, acteur français qui a mis en scène Andromaque à la Comédie-Française en 1947.
de la Comédie-Française
faite le 17 janvier 1938

MESDAMES, MESDEMOISELLES,
MESSIEURS,


IL N’EST PAS AISÉ de traiter en quelques
minutes d’un auteur auquel on a
consacré tout un livre[5][5] La Vie de Jean Racine, Plon, 1928., surtout lors-
que cet auteur s’appelle Jean Ra-
cine[6][6] Jean Racine (1639-99), tragédien français. et qu’en dépit de son apparente
limpidité, il est le plus mystérieux des
écrivains français.

L’Enchantement de Racine !… A la
réflexion, je crois que j’aurais préféré
pour cette conférence un autre titre :

--- nouvelle colonne ---

Le Mystère de Racine. Ce mystère, com-
ment l’exprimerai-je en termes simples
et clairs ? Il tient, si vous voulez, dans
la rencontre de l’art le plus concerté et
qui porte à l’extrême les conventions de
la forme, avec la peinture la plus vraie
des passions humaines, la peinture la
plus audacieuse, la plus nue.

Vous connaissez les règles étroites de
la tragédie classique. On vous les a en-
seignées au lycée. Vous savez qu’elle
exige que l’action soit une, qu’elle se
passe en une seule journée, dans un

[7][7] Dans un encadré en bas de page :
« Une salle archibondée écoute, dans un silence religieux, les paroles ardentes de
l’admirable conférencier. L’atmosphère racinienne qu’il crée rend plus sensible
l’âme même de ces deux chefs-d’œuvre :
Andromaque et Phèdre. Le public, ému
et reconnaissant, fait une ovation à l’auteur d’
Asmodée. »


Page 300 même palais, dans la même salle de ce
palais, entre des personnes autant que
possible royales, escortées de quelques
confidents, qui s’expriment en vers de
douze pieds et qui s’interdisent les termes
bas, — c’est-à-dire les termes usuels.

De ces fameuses règles des trois unités,
la plus contraignante est, évidemment,
celle du temps ; elle supprime la durée.
Impossible, dans ces cinq actes qui se
déroulent en une seule journée, de mon-
trer à la fois la naissance de l’amour,
ses progrès, ses reculs, ses reprises, son
paroxysme, ses intermittences, sa dimi-
nution et sa mort. La passion n’y peut
être saisie qu’à l’extrême bord de la
catastrophe dernière. Ajoutez-y l’impos-
sibilité de peindre les personnages à
diverses époques de leur vie. Nous com-
prenons que derrière les barreaux de la
tragédie classique le génie du grand Cor-
neille[8][8] Pierre Corneille (1606-84), tragédien français se soit débattu et qu’il y ait meur-
tri ses ailes de géant.

Racine, lui, accepte la cage et s’y sent
à l’aise. Au milieu de tant d’obstacles
accumulés et de toutes ces exigences, il
s’établit sans que les barreaux le gênent ;
et ce n’est pas assez de dire qu’il évite
de s’y heurter. Il les utilise, il raffinerait
plutôt sur les règles que l’usage lui im-
pose tant il est peu embarrassé. Ces
lois sévères, au lieu de l’asservir, sem-
blent le rendre plus libre ; et nous tou-
chons ici à l’essentiel de ce que j’appe-
lais son mystère, son secret, si vous ai-
mez mieux : ce dont ces règles, en appa-
rence contraignantes, le privent, c’est
justement de ces facilités qui l’empê-
cheraient peut-être d’atteindre et de ser-
rer de près l’objet essentiel de son étude :
les passions du cœur humain.


MESDAMES ET MESSIEURS, vous allez au
théâtre ou au cinéma. Vous voyez
sur la scène ou à l’écran des dames
et des messieurs habillés comme vous-
mêmes, qui usent du vocabulaire courant
et de l’argot, qui boivent du vrai cham-
pagne dans de vrais verres, qui télépho-
nent, allument une cigarette, se balan-

--- nouvelle colonne ---

cent dans un fauteuil. Or, ces person-
nages, qui sont votre réplique exacte,
qui appartiennent à votre condition, qui
parlent votre langue, il est bien rare
que vous les reconnaissiez pour des gens
de votre famille, bien rare que vous
vous retrouviez en eux.

Les sentiments qu’ils expriment ne
vous révèlent rien sur votre propre cœur,
ni sur les êtres qui vous sont familiers.
D’ailleurs, vous ne leur en demandez pas
tant ; vous acceptez les règles du jeu :
c’est là une humanité de théâtre, con-
ventionnelle, qui obéit aux lois d’une
psychologie rudimentaire, mécanique, à
l’usage des planches. Ils ne vous ressem-
blent que du dehors. Ces actrices habil-
lées par la couturière de votre femme,
ces acteurs vêtus d’un smoking pareil à
celui de votre époux et qui évoluent sur
une scène meublée par votre tapissier,
appartiennent à une race qui, au fond,
vous est aussi étrangère que les habitants
de la Lune, de la planète Mars ou du
Musée Grévin.

Or, par un phénomène contraire,
voici que s’avance sur la même scène une
jeune femme qui déclare être la fille de
Minos et de Pasiphaé[9][9] Racine, Phèdre, 1677. Cette dénomination correspond à la fois à la présentation du personnage par Racine (PHEDRE : femme de Thésée et fille de Minos et de Pasiphaé) et à celle d’Hippolyte avant l’apparition de Phèdre à l’Acte I, scène 1. Ce vers a exprimé toute la musicalité de l’alexandrin de Racine. Par ailleurs, conformément aux règles de la tragédie antique, Phèdre descend d’une famille illustre et son ascendance recouvre un aspect symbolique., qui n’hésite pas à
parler du sacré soleil dont elle est des-
cendue[10][10] Acte IV, scène 6 : « Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue / De ce sacré soleil dont je suis descendue ! » . : Phèdre s’adresse à vous du fond
des siècles. Il faut, pour atteindre le pa-
lais de Trézène où elle souffre, remonter
le cours de l’Histoire et s’aventurer jus-
qu’aux confins de la Fable. Et pourtant,
le cœur de cette fille des dieux bat au
rythme du vôtre. En dépit de ce formi-
dable éloignement dans le temps, Phèdre
vous est plus familière qu’aucune héroïne
contemporaine. Je dirai plus : Phèdre
est la plus moderne de toutes, au point
d’exprimer sous une forme pudique, et
pourtant terriblement claire, ce que
s’efforcent de nous laisser entendre les
écrivains d’aujourd’hui les plus auda-
cieux et les plus troubles.

Cependant, elle n’essaye pas, pour que
vous la compreniez, de parler votre
langue ; elle ne tente pas le moindre
effort pour se mettre à votre portée. Nous
touchons là à un autre aspect du mys-

Page 301 tère de Racine : ce ne serait pas trop,
n’est-ce pas ? de la liberté totale que
donne la prose pour entrer dans toutes
les nuances de la passion que nous de-
vons peindre, surtout quand il s’agit de
l’exprimer non pas dans un essai ou
dans un roman,
mais en plein
drame, dans le
déroulement du
discours et dans
la violence des
actes. Or, voici,
non plus la
bonne, simple
et solide prose,
mais l’alexan-
drin, le vers de
douze pieds
coupé par la
césure, avec
l’alternance des
deux rimes mas-
culines et des
deux rimes fé-
minines. Eh
bien, nulle part
chez Racine le
courant psycho-
logique ne souf-
fre d’être ainsi
endigué ; l’obs-
tacle de l’a-
lexandrin n’en
rompt jamais
la continuité
admirable. Au
contraire, il semble ici que le vers or-
donne et clarifie la pensée et oblige le
poète à la porter au plus haut degré de
précision et de justesse. Aucun mot dou-
teux n’est plus supportable. Racine sait
qu’il ne peut rien se permettre contre
la propriété dans les termes, contre leur
convenance exacte. Par l’alexandrin
implacable, Racine se laisse de bonne
grâce condamner à la perfection. Il fait
plus : il enlève à l’alexandrin l’appa-
rence même de l’implacabilité et de la
rigueur en tirant de lui, — nous ne
dirons pas une musique, car tout ce que

--- nouvelle colonne ---

musique signifie de vague, d’indécis, de
confus, exprime mal cette harmonie des
sentiments et des pensées aux contours
définis, des passions démesurées et pour-
tant circonscrites. Dans la littérature
universelle, il n’est rien de moins flou
que Racine. La
limpidité même
de l’art raci-
nien a fait illu-
sion. Ses eaux
très pures ne
paraissent ja-
mais très pro-
fondes. Il fait
trop clair dans
Racine, il
épand sur no-
tre misère une
lumière trop
égale pour que
nous nous aper-
cevions d’abord
qu’à sa suite
nous avons at-
teint un des
derniers cercles
de l’enfer hu-
main, que nous
sommes descen-
dus dans les
bas-fonds de la
créature, et que
le doux Racine,
le tendre Ra-
cine n’appré-
hende jamais
mieux l’amour que dans une férocité dé-
sespérée.

ANDROMAQUE[11][11] Racine, Andromaque, 1667.

SON PREMIER chef-d’oeuvre, Andro-
maque
, nous enseigne que l’objet
aimé est inaccessible. Euripide[12][12] Rappelons que dans la préface de Phèdre, en 1677, Racine évoquera le poète grec Euripide (484-406 av. J.-C.) et sa tragédie : Hippolyte porte-couronne (- 428), comme l’une de ses sources. le
savait, mais les auteurs des romans de
chevalerie l’avaient oublié et aussi Ho-
noré d’Urfé[13][13] Honoré d’Urfé (1567-1625), célèbre pour son roman pastoral L’Astrée (1607-27). et les écrivains chéris des
Précieuses. Toute cette société galante
d’avant Racine ne doutait pas qu’un
cœur bien épris ne pût à la fin, après
beaucoup de soins et d’efforts, mériter

[14][14] Image au centre de la page :
« JEAN RACINE. (BIBL. NAT.) »


Page 302 de conquérir et d’attendrir l’objet adoré.
Dans Andromaque, ils firent une tragique
découverte.

Vous connaissez tous, depuis le col-
lège, cette chaîne lugubre : Oreste aime
Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime
Andromaque, qui aime le fantôme de
son époux. L’impuissance totale d’Oreste
devant Hermione, l’inexistence même
d’Hermione devant Pyrrhus, voilà ce
que, depuis les grands anciens, le monde
n’osait plus regarder en face. Nous sa-
vons, maintenant, qu’Oreste n’a rien à
attendre d’Hermione, ni Hermione de
Pyrrhus, et que, lorsque nous sommes
pris dans cette chaîne infernale, aucune
force sur la terre ni dans le ciel ne pour-
rait rien changer à ce désordre mons-
trueux d’un monde où nous n’aimons
pas qui nous aime, et où nous aimons
qui ne nous aime pas[15][15] Ce thème majeur est récurrent dans toute l’œuvre de Mauriac..

Lorsque, au quatrième acte, après son
passager triomphe, Hermione voit sa ri-
vale Andromaque l’emporter de nouveau,
elle doit affronter une dernière fois
Pyrrhus, qui tente auprès d’elle une
maladroite visite de convenance. Tandis
que la malheureuse se livre toute à une
fureur d’adoration, elle découvre sou-
dain, au milieu de ses paroles de ten-
dresse, que Pyrrhus, la tête un peu dé-
tournée, ne l’écoute même pas. L’entend-
il seulement ? Il est ailleurs, à mille
lieues de cette furie, auprès de sa chère
Andromaque. Alors seulement, peut-être,
Hermione saisit-elle que son corps, que
son cœur, que tout ce qui constitue Her-
mione n’existe pas, n’a jamais existé aux
yeux de son bourreau, qu’elle ne pos-
sède pour Pyrrhus aucune réalité, même
physique. C’est cette courte et sublime
scène que Mlle Marie Bell et M. Donneaud
ont bien voulu venir interpréter devant vous.

(Mlle Marie Bell joue avec M. Maurice Don-
neaud la célèbre scène de la jalousie d’Her-
mione. La belle artiste et son camarade Don-
neaud sont fort applaudis et rappelés. En ma-
nière de
bis, Mlle Marie Bell veut bien ajouter
au programme la
Prière d’Esther, dont la Co-
médie-Française vient de faire une reprise écl-
tante.)


--- nouvelle colonne ---

SCENE
d’ « ANDROMAQUE »
jouée par
Mlle MARIE BELL et M. DONNEAUD


ACTE IV. — SCENE V


PYRRHUS

Vous ne m’attendiez pas, madame ; et je vois bien
Que mon abord ici trouble votre entretien.
Je ne viens point, armé d’un indigne artifice,
D’un voile d’équité couvrir mon injustice :
Il suffit que mon cœur me condamne tout bas ;
Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas.
J’épouse une Troyenne. Oui, madame, et j’avoue
Que je vous ai promis la foi que je lui voue.
Un autre vous dirait que dans les champs troyens
Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,
Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre,
Nous fûmes sans amour engagés l’un à l’autre ;
Mais c’est assez pour moi que je me sois soumis.
Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis ;
Loin de les révoquer, je voulus y souscrire.
Je vous vis avec eux arriver en Épire ;
Et quoique d’un autre œil l’éclat victorieux
Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,
Je ne m’arrêtai point à cette ardeur nouvelle :
Je voulus m’obstiner à vous être fidèle,
Je vous reçus en reine ; et jusques à ce jour
J’ai cru que mes serments me tiendraient lieu d’amour.
Mais cet amour l’emporte, et par un coup funeste
Andromaque m’arrache un cœur qu’elle déteste.
L’un par l’autre entraînés, nous courons à l’autel
Nous jurer, malgré nous, un amour immortel.
Après cela, madame, éclatez contre un traître,
Qui l’est avec douleur, et qui pourtant veut l’être.
Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,
Il me soulagera peut-être autant que vous.
Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures :
Je crains votre silence, et non pas vos injures ;
Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins,
M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.


HERMIONE

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,
J’aime à voir que, du moins, vous vous rendiez justice,
Et que, voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu’un conquérant s’abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse ?
Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter ;
Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.
Quoi ! sans que ni serment ni devoir vous retienne,
Rechercher une Grecque, amant d’une Troyenne ?
Me quitter, me reprendre, et retourner encor
De la fille d’Hélène à la veuve d’Hector ?
Couronner tour à tour l’esclave et la princesse ;


Page 303 Immoler Troie aux Grecs, au fils d’Hector la Grèce ?
Tout cela part d’un cœur toujours maître de soi,
D’un héros qui n’est point esclave de sa foi.
Pour plaire à votre épouse, il vous faudrait peut-être
Prodiguer les doux noms de parjure et de traître.
Vous veniez de mon front observer la pâleur,
Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.
Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie ;
Mais, Seigneur, en un jour ce serait trop de joie ;
Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,
Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ?
Du vieux père d’Hector la valeur abattue
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
Cherche un reste de sang que l’âge avait glacé ;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;


[16][16] Photo :
« Mme BARTET, DANS LE ROLE D’ANDROMAQUE »


--- nouvelle colonne ---

De votre propre main Polyxène égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous :
Que peut-on refuser à ces généreux coups ?


PYRRHUS

Madame, je sais trop à quels excès de rage
La vengeance d’Hélène emporta mon courage :
Je puis me plaindre à vous du sang que j’ai versé ;
Mais, enfin, je consens d’oublier le passé.
Je rends grâces au ciel que votre indifférence
De mes heureux soupirs m’apprenne l’innocence.
Mon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,
Devait mieux vous connaître et mieux s’examiner.
Mes remords vous faisaient une injure mortelle ;
Il faut se croire aimé pour se croire infidèle.
Vous ne prétendiez point m’arrêter dans vos fers :
J’ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.
Nos cœurs n’étaient point faits dépendants l’un de
[l’autre ;
Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre.
Rien ne vous engageait à m’aimer, en effet.


HERMIONE

Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?
J’ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ;
Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J’y suis encor, malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure ;
J’attendais en secret le retour d’un parjure ;
J’ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû.
Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas.
Mais, Seigneur, s’il le faut, si le ciel en colère
Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, j’y consens. Mais, du moins,
Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être :
Différez-le d’un jour ; demain, vous serez maître.
Vous ne répondez point ? Perfide, je le voi
[Note: Coquille : il faut lire « vois » .],
Tu comptes les moments que tu perds avec moi !
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu’à regret qu’un autre t’entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux :
Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée,
Va profaner des dieux la majesté sacrée.
Ces dieux, ces justes dieux n’auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t’ont lié.
Porte aux pieds des autels ce cœur qui m’abandonne :
Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione.


Acte IV, scène V. RACINE.


Page 304

J’AURAIS AIMÉ vous parler de Britanni-
cus
, de Bajazet, d’Athalie[18][18] Britannicus (1669), Bajazet (1672), Athalie (1691). surtout.
Mais, puisqu’il faut choisir entre les
grandes tragédies de Racine, nous nous
arrêterons à Phèdre, qui n’est peut-être
pas la plus parfaite, mais dont l’héroïne
contient, semble-t-il, toutes les autres et,
en même temps, les dépasse. Phèdre n’a
pas la perfection d’Andromaque ni de
Britannicus, parce que c’est une tragédie
à un seul personnage, mais ce personnage
domine tout le théâtre et non pas seule-
ment tout le théâtre français, celui de
tous les pays et de tous les temps.

L’époux de Phèdre, Thésée, ne nous
touche guère. Hippolyte lui-même
n’existe que dans la fulguration du désir
de Phèdre, Racine n’ayant pas osé em-
prunter à Euripide l’adolescent farou-
che, l’adolescent trop chaste qui hait
toutes les femmes. Cela nous importe
peu. Peut-être vaut-il mieux que Phèdre
soit torturée par un garçon simple, bien
élevé, et, si j’ose dire, de modèle cou-
rant, amoureux d’une fille de son âge.
Comme, plus tard, elle fera dans Atha-
lie
l’héroïne racinienne, ici, se heurte
non à un homme, mais à Dieu. Phèdre
est torturée par Hippolyte, mais son vrai
débat se situe sur un plan plus élevé :
il est avec ce Dieu qui, en dehors de la
loi conjugale, a fait de l’amour humain
un crime, un crime que pourtant sa
créature, quand elle est de la race de
Phèdre, ne peut pas ne pas commettre.
Ses contemporains ne s’y sont pas trom-
pés : c’est le drame de la grâce que
Racine porte à la scène, le drame de
notre éternité, de notre salut ; ce qu’il
incarne à nos yeux, ce qu’il nous fait
voir et toucher, c’est le problème inso-
luble, qui n’a jamais trouvé de réponse ;
c’est le mystère des mystères pour les
hommes qui ont la foi : le mystère du
mal.

Une bête fauve tient Phèdre entre ses
griffes, la lâche un peu, la laisse courir,
la rattrape d’un bond. Phèdre malgré
soi perfide ! Malgré soi incestueuse ! Un
siècle plus tard, on commencera à déifier

--- nouvelle colonne ---

cette passion irrésistible, on lui accor-
dera tous les droits, on se glorifiera de
se soumettre à son empire. L’admirable,
dans Phèdre, c’est qu’elle hait son
propre désir, qu’elle se sent responsable
de ses fatalités et qu’à aucun moment
elle ne cède à la tentation de s’absoudre.

Il est vrai que son amour n’est pas un
amour ordinaire : Phèdre aime son beau-
fils, le fils de son mari. Inceste, mais
pourtant inceste bénin, si l’on peut dire,
puisque le même sang ne coule pas dans
leurs veines. Au fond, cela importe peu :
nous pourrions, sans changer un seul
vers, imaginer Phèdre coupable, dans
cet ordre, des crimes les plus étranges.
Et c’était, sans doute, l’intention cachée
de Racine, car, imitant Euripide, il ne
craint pas de faire allusion aux erreurs
monstrueuses de Pasiphaé, la mère de
Phèdre :


O haine de Vénus ! O fatale colère !
Dans quels égarements l’amour jeta ma mère[19][19] Racine, Phèdre, Acte I, scène 3. !


Il n’a pas attendu de connaître les
théories de l’hérédité pour savoir que le
problème du mal n’intéresse pas l’indi-
vidu, mais la race. C’est bien toute une
race asservie au mal dont Racine nous
décrit le martyre : pour la première fois,
lui qui, jusqu’alors, avait livré ses
amantes insensées à leur fureur avec une
sorte de lucidité amère, féroce, semble
ressentir quelque pitié. Il n’a pas eu pitié
d’Hermione ni de Roxane ; il les regardait
aimer, souffrir et tuer, avec un dur déta-
chement, comme il eût fait d’insectes,
de mantes religieuses. Mais Phèdre
touche trop notre cœur pour qu’elle
n’ait pas d’abord touché le sien. Ici,
Racine, à force d’implacabilité, finit
par être troublé, attendri. Veuillez me
pardonner, à ce propos, de me citer
moi-même et de vous lire une page de
ma Vie de Racine :

« Nous aimons Phèdre pour ses mo-
ments d’humilité. Elle ne se défend pas ;
elle connaît son opprobre, l’étale aux
pieds mêmes [Note: Coquille : il faut lire « même » .] d’Hippolyte. L’excès de sa
misère nous apparaît surtout lorsque,
lui ayant décrit son triste corps qui a

Page 305
[21][21] Photo :
« SARAH BERNHARDT, DANS LA GRANDE SCENE DU IIIe ACTE DE « PHEDRE » . »

langui, qui a séché dans les feux, dans
les larmes, elle ne peut se retenir de
crier à l’être qui est sa vie (rien de plus
déchirant n’est jamais sorti d’une bou-
che humaine) : »


« Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder[22][22] Racine, Phèdre, Acte II, scène 5.. »


« Prodigieuse lucidité ! Où cette nou-
velle Hermione, cette dernière incarna-
tion de Roxane, a-t-elle appris à se con-
naître ? Hermione n’erre plus en aveu-
gle dans le palais de Pyrrhus. Roxane
est sortie du sérail obscur. Sous les traits
de Phèdre, elles entrent en pleine lu-
mière et soutiennent en frémissant la
vue du soleil sacré. « Il faut aller jus-
qu’à l’horreur quand on se connaît… »
écrit Bossuet maréchal de Bellefonds[23][23] Bossuet, « Lettre au maréchal de Bellefonds » (Œuvres complètes, t. XXXVII, p.63). Cette phrase sera reprise par Mauriac, notamment dans les Mémoires intérieurs (Flammarion, 1959), à propos de Montherlant (OA, p.518)..
Phèdre va jusqu’à cette horreur. Elle est
fille des dieux, fille du ciel ; elle le sait,
de cette même science qui était celle de
Racine dans le temps où il l’a mise au
monde. Lui aussi, dès qu’il a commencé

--- nouvelle colonne ---

de balbutier, ce fut pour adorer le Père
qui est au ciel[24][24] Allusion à la première ligne du Pater : « Notre Père, qui êtes aux cieux » . ; et à travers tous les
désordres où sa jeunesse l’engagea, il ne
perdit point le souvenir de sa filiation
divine. Dans le pire abaissement, le
chrétien se connaît comme fils de Dieu. »

« Mais Phèdre ignore le Dieu qui nous
aime d’un amour infini. Son cœur ma-
lade ne peut se tourner vers ce juge
dont elle n’attend rien qu’un supplice
nouveau propre à châtier son crime.
Aucune goutte de sang n’a été versée
pour cette âme. Elle est de ces miséra-
bles que les maîtres du petit Racine
frustrent sereinement du bénéfice de la
Rédemption. Ils avaient une pire
croyance : ils ne doutaient pas que le
Dieu tout-puissant n’ait voulu aveugler et
perdre telles de ses créatures[25][25] Le théologien Jansenius (1585-1638, de son vrai nom Cornelius Jansen) a développé une forme de la doctrine de prédestination selon laquelle, en raison du péché originel, l’homme serait inévitablement orienté vers le mal, et donc voué à la réprobation éternelle, à moins qu’il ne reçoive la grâce divine — don irrésistible, accordé selon la mystérieuse volonté de Dieu, et qui laisse peu de place au libre arbitre humain. Les idées de Jansenius ont profondément marqué l’enseignement dispensé par les Petites écoles de Port-Royal où le jeune Racine a reçu son éducation.. Leur divi-
nité rejoignait le Fatum : un Destin qui
ne serait pas aveugle, terriblement at-
tentif, au contraire, à la perte des âmes
réprouvées dès avant leur naissance. »

« Phèdre traîne après elle une immense

Page 306 postérité d’êtres qui savent ne pouvoir
rien attendre ni espérer, exilés de tout
amour, sur une terre déserte, sous un
ciel d’airain[26][26] Cf. les malédictions prononcées par Moïse contre ceux qui ne garderaient pas les commandements de Yahvé : « Les cieux au-dessus de toi seront d’airain et la terre sous toi sera de fer » (Dt, 28, 23).. Nous retrouvons, à chaque
tournant de notre route, sa figure morte,
ses lèvres sèches, ses yeux brûlés qui
demandent grâce ; tristes corps perclus
de honte et dont le seul crime est d’être
au monde[27][27] François Mauriac, La Vie de Jean Racine, Plon, 1928 ; repris in OC, VIII, 105-06.. »


EN DÉPIT de ce que croyaient les Jan-
sénistes, tant que Phèdre erre dans
le désert de son amour[28][28] Le désert de l’amour est encore un thème récurrent dans l’œuvre de Mauriac, et le titre d’un de ses romans paru chez Grasset en 1925 (couronné du Grand Prix du roman de l’Académie française en 1926). Mauriac emprunta son titre à Rimbaud dont « Les Déserts de l’amour » datent de 1871. sans qu’il
lui soit permis de s’en évader, elle n’est
pas coupable. L’intention seule fait le
crime. Crucifiée malgré elle à son désir,
Phèdre eût été une victime, peut-être
une martyre. Une passion dérivée de
l’autre, [Note: On respecte la ponctuation de l’original.] achèvera de la perdre : c’est
la jalousie. Phèdre, repentante, allait
s’accuser devant son époux, sauver Hip-
polyte faussement chargé par Œnone…,
et tout à coup elle découvre qu’elle a
une rivale. Elle apprend qu’Hippolyte
aime Aricie : « Ah ! douleur non encore
éprouvée[30][30] Racine, Phèdre, Acte IV, scène 6. ! »

Vous pouvez relire tout ce qui a été
écrit depuis Phèdre sur la jalousie, sur
ce sujet atroce. On n’a rien ajouté, on
n’ajoutera rien à ces cris d’agonie d’une
créature qui se représente le bonheur de
sa rivale, ce bonheur permis d’une
jeune fille qui aime un jeune garçon, ce
bonheur innocent :


Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux[31][31] Racine, Phèdre, Acte IV, scène 6. !


On n’ajoutera rien à ces brusques
désirs de meurtre dont la malheureuse
ressent en même temps que l’horreur et la
honte sous le regard du Dieu implacable
qui la voit.

Voici donc ce Français né à La Ferté-
Milon, Jean Racine, qui, en usant d’un
langage pas très riche, mais strictement
adapté aux passions qu’il décrit, a ob-
tenu, grâce à cette conformité, un
accord, une harmonie, — l’harmonie
racinienne dont l’enchantement avec les
siècles ne s’est pas épuisé, mais dont le
secret semble perdu.


--- nouvelle colonne ---

Perdu, il l’a été dès le lendemain de
sa mort. Il l’était peut-être déjà de son
vivant : le théâtre et surtout la tragédie,
avec ses règles étroites, classiques, est, de
tous les genres, celui où un auteur atteint
le plus tôt sa limite et trouve le moins de
facilité pour se renouveler.

Racine a atteint non seulement sa
propre limite, mais celle de la tragédie.
Il ne laisse après lui de place qu’à des
pastiches. Voltaire[32][32] Voltaire (François Marie Arouet, dit) (1694-1778), tragédien et philosophe français.., auteur dramatique,
n’est qu’un pasticheur. Après Voltaire,
ceux qu’on a appelés les pseudo-classi-
ques ont longtemps encombré la scène
française de productions fades et de bas
artifices. Par réaction, les romantiques
crurent imiter Shakespeare[33][33] William Shakespeare (1564-1616), dramaturge anglais. en se jetant
dans les outrances du langage et dans
l’invraisemblance des situations. Mais là
où règne le faux dans les sentiments, là
aussi règne et triomphe la fausse poésie.
Alors, par un excès contraire, on cher-
cha à reproduire servilement la vie. Le
plat réalisme du langage, des décors, des
costumes, des accessoires, bien loin d’ob-
tenir la vérité cherchée, enfonça le
théâtre dans une pire convention et dans
un pire mensonge.


AUJOURD’HUI, sous des formes diver-
ses et à de très belles exceptions
près, le théâtre s’obstine dans ces
deux erreurs : la reproduction, la copie
des formes extérieures de la vie courante,
ou, au contraire, les afféteries et les
enjolivures d’une fantaisie faussement
poétique rapportée du dehors.

J’ai appris à mes dépens — puisque
j’ai mis, cette année, la main à la pâte[34][34] Mauriac a fait représenter sa première pièce, Asmodée, le 22 novembre 1937 au Théâtre français, elle paraît chez Grasset en 1938.
— combien il est difficile de trouver sa
voie entre ce Charybde et ce Scylla
quand on ne possède pas le génie ailé
de Giraudoux[35][35] Jean Giraudoux (1882-1944), dramaturge et romancier français. ou la puissance satirique
d’Édouard Bourdet[36][36] Édouard Bourdet (1887-1945), dramaturge français et administrateur de la Comédie-Française de 1936 à 1940.. Et je sais bien la cri-
tique que j’écrirais sur ma pièce Asmo-
dée
, si je voulais jouer au petit jeu de
me juger moi-même. Mais je sais aussi
dans quelle direction je suis résolu à tra-
vailler, à chercher, et de quel côté j’at-
tends la lumière.

Ce n’est pas que j’aie la sottise de

Page 307 penser que l’on doive recommencer Ra-
cine. Mais je crois que son oeuvre nous
met en défense à la fois contre la fausse
poésie et contre le faux réalisme, en
nous rappelant que la poésie dramatique
brûle au cœur même du réel, qu’elle se
dégage d’une simple parole, d’un geste
où l’être se livre, qu’elle tient tout en-
tière dans le jeu des sentiments et des
passions.

La seule méthode pour réconcilier la
poésie avec le théâtre, c’est d’y serrer
du plus près possible le
réel intérieur. C’est d’at-
teindre à cette forme dé-
pouillée et nue qui livre
le cœur palpitant. Telle
est la leçon de Jean Ra-

[37][37] Photo :
« Mlle VENTURA »

cine. Au théâtre, on ne va pas de la poé-
sie au vrai, on va du vrai à la poésie. Les
recherches de style, l’usage des symboles
et de la féerie ne créeront pas le climat
poétique attendu, si nos personnages sont
faux et conventionnels. La poésie est la
récompense de l’auteur qui a su transpo-
ser sur la scène et nous rendre accessible
le débat éternel de l’homme divisé contre
lui-même.

Il serait facile de montrer que, si quel-

--- nouvelle colonne ---

ques œuvres dramatiques de ce temps ont
échappé à la condamnation qui pèse sur
notre théâtre, c’est dans la mesure où,

[38][38] Photo :
« Mlle MARIE BELL »

à travers les caractères et
les mœurs d’une époque,
elles ont atteint l’homme
de tous les temps, c’est-
à-dire chacun de nous.

La scène fameuse de
Phèdre[39][39] Acte II, scène 5., que M. Donneaud
et Mlle Ventura vont interpréter devant
vous, peut être considérée comme la
réussite suprême de cet art où poésie
et réalité ne se distinguent plus l’une de
l’autre, où les vers les plus beaux qui
aient jamais été écrits épousent étroite-
ment les divers mouvements d’un cœur
possédé, les reprises, les abandons, les
derniers sursauts d’une créature aux
abois. (Applaudissements prolongés. Rap-
pels enthousiastes.
)

FRANÇOIS MAURIAC,
de l’Académie française.

(Pour terminer la belle séance, Mlle Marie
Ventura et M. Donneaud jouent la scène
de la Déclaration de Phèdre, scène im-
mortelle qu’ils font acclamer.)


[40][40] Photo au centre de la page :
« M. MAURICE DONNEAUD
(STUDIO MANUEL FRERES.) »


Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)