Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Leçon de Racine

Mardi 18 janvier 1938
Le Figaro[][] Article paru en page Le Figaro théâtre.

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LA LEÇON DE RACINE[1][1] Comme il l’est précisé à la fin de l’article, ce texte est extrait de la conférence : « L’Enchantement de Racine » donnée la veille, le 17 janvier, à l’Université des Annales qui la publiera dans son journal : Conferencia, 32e année, n°VI, 1er mars 1938, p. 299-307. Elle sera également reprise intégralement dans PPR, p 108-16. Seules les variantes seront ici mentionnées en référence au texte publié dans Conferencia. Pour l’ensemble des annotations, se reporter à cet article.

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

Vous allez au théâtre ou au cinéma [Note: Les trois premiers paragraphes ont été coupés. Le quatrième commence par : « MESDAMES ET MESSIEURS, vous allez au théâtre… » .]. Vous voyez sur la scène ou à l’écran des dames et des messieurs habillés comme vous-même [Note: « vous-même[s] » .], qui usent du vocabulaire courant, qui boivent du vrai champagne dans de vrais verres, qui téléphonent, allument une cigarette, se balancent dans un fauteuil. Or, ces personnages, qui sont votre réplique exacte, qui appartiennent à votre condition, qui parlent votre langue, il est bien rare que vous les reconnaissiez [Note: « reconnaissiez [pour des gens de votre famille, bien rare] que vous vous retrouviez » .], que vous vous retrouviez en eux.

Les sentiments qu’ils expriment ne vous révèlent rien sur votre propre cœur [Note: « cœur[,] ni sur les êtres » .] ni sur les êtres qui vous sont familiers. D’ailleurs, vous ne leur en demandez pas tant [Note: « pas tant [; vous acceptez les règles du jeu] : c’est là une humanité » .] : c’est là une humanité de théâtre, conventionnelle, qui obéit aux lois d’une psychologie rudimentaire, mécanique, à l’usage des planches. Ces actrices habillées par la couturière de votre femme, ces acteurs vêtus d’un smoking pareil à celui de votre époux et qui évoluent sur une scène meublée par votre tapissier, appartiennent à une race qui, au fond, vous est aussi étrangère que les habitants de la lune [Note: « [L]une » .], de la planète Mars ou du musée Grévin.

Or, par un phénomène contraire, voici [Note: « voici [que s’avance] sur la même » .], sur la même scène, une jeune femme qui déclare être la fille de Minos et de Pasiphaé, qui n’hésite pas à parler du sacré soleil dont elle est descendue [Note: « descendue [:] Phèdre » .]. Phèdre s’adresse à vous du fond des siècles. Il faut, pour atteindre le palais de Trézène où elle souffre, remonter le cours de l’histoire [Note: « l’[H]istoire » .] et s’aventurer jusqu’aux confins de la Fable. Et pourtant [Note: « Pourtant[,] le » .] le cœur de cette fille des dieux bat au rythme du vôtre. En dépit de ce formidable éloignement dans le temps, Phèdre vous est plus familière qu’aucune héroïne contemporaine. Je dirai plus : Phèdre est la plus moderne de toutes, au point d’exprimer, sous [Note: « d’exprimer [ ] sous » .] une forme pudique, et pourtant terriblement claire, ce que s’efforcent de nous laisser entendre les écrivains d’aujourd’hui les plus audacieux et les plus troubles [Note: Coupure importante qui correspond à l’analyse du style de Racine, à la présentation d’Andromaque suivie de la représentation de la scène 5, Acte IV de cette même pièce.]…

Aujourd’hui, sous des formes diverses et à quelques exceptions [Note: « à [de très belles] exceptions » .] près, le théâtre s’obstine dans ces deux erreurs opposées [Note: « suppression : [opposées] » ] : la reproduction, la copie des formes extérieures de la vie courante ou, au contraire, les afféteries et les enjolivures d’une fantaisie faussement poétique rapportée du dehors.

J’ai appris à mes dépens, puisque j’ai mis cette année la main à la pâte, combien il est difficile de trouver sa voie entre ce Charybde et ce Scylla [Note: « mes dépens [] puisque j’ai mis[,] cette année[,] la main à la pâte [] combien il est difficile de trouver sa voie entre ce Charybde et ce Scylla quand on » .], quand on ne possède pas le génie ailé de Giraudoux ou la puissance satirique d’Édouard Bourdet, et [Note: « Bourdet[. E]t » .] je sais bien la critique que j’écrirais sur ma pièce Asmodée, si je voulais jouer au petit jeu de me juger moi-même. Mais je sais aussi dans quelle direction je suis résolu à travailler, à chercher, et de quel côté j’attends la lumière.

Ce n’est pas que j’aie la sottise de penser que l’on doive recommencer Racine. Mais je crois que son œuvre nous met en défense à la fois contre la fausse poésie et contre le faux réalisme, en nous rappelant que la poésie dramatique brûle au cœur même du réel, qu’elle se dégage d’une simple parole, d’un geste où l’être se livre, qu’elle tient tout entière dans le jeu des sentiments et des passions.

La seule méthode pour réconcilier la poésie avec le théâtre, c’est [Note: « Intérieur[. C]’est » .] d’y serrer du plus près possible le réel intérieur, c’est d’atteindre à cette forme dépouillée et nue qui livre le cœur palpitant. Telle est la leçon de Jean Racine. Au théâtre, on ne va pas de la poésie au vrai, on va du vrai à la poésie. Les recherches de style, l’usage des symboles et de la féerie ne créera [Note: « Créer[ont] » .] pas le climat poétique attendu [Note: « attendu [,] si » .] si nos personnages sont faux et conventionnels. La poésie est la récompense de l’auteur qui a su transposer sur la scène et nous rendre accessible le débat éternel de l’homme divisé contre lui-même [Note: La suite de l’article conclut sur l’universalité du théâtre de Racine et introduit la représentation de la scène de la « Déclaration de Phèdre » , Acte 2, scène 5.].

François Mauriac.

(Cet article de M. François Mauriac est extrait de la belle conférence que notre éminent collaborateur a faite hier à l’Université des Annales.)



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