Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Les Élites françaises et la campagne de Henri de Kerillis

Mardi 29 novembre 1938
L’Époque

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LES ÉLITES FRANÇAISES et la campagne DE HENRI DE KERILLIS

Nous avons publié des listes de généraux et de colonels de l’armée française approuvant la campagne de Henri de Kerillis[1][1] Henri Adrien Calloc’h de Kérillis (1889–1958), journaliste et homme politique français. Ayant commandé une escadrille de bombardement pendant la Grande Guerre, il entra à L’Écho de Paris en 1918 pour faire une chronique quotidienne « des choses de l’air » (Henri de Kérillis, « Dix-neuf ans à côté d’Henry Simon » , L’Écho de Paris, 31 mai 1937, p. 1 et p. 5 (p. 1). En 1926, il succéda à Clément Garapon comme chef des services politiques de ce journal nationaliste. En 1936, il fut élu député de Neuilly-sur-Seine et fit partie, à l’Assemblée nationale, du groupe Indépendants républicains, présidé par Georges Mandel. Il s’intéressait surtout aux questions de politique extérieure ; son livre Français, voici la guerre parut chez Grasset en 1936. contre la capitulation honteuse de Munich[2][2] Après la signature des accords de Munich qui scellaient la mort de la Tchécoslovaquie en tant que pays indépendant, Henri de Kérillis fut le seul député de droite (avec 73 communistes et un seul socialiste) à voter contre la ratification de ces accords lors de la séance de nuit du 5 octobre 1938 à la Chambre. Selon le reporter du Figaro : « Il regrette que la France n’ait pas su tenir tête à l’Allemagne et déclare qu’il ne votera pas la paix de Munich « qui va consacrer, avec le triomphe d’Hitler, celui du fascisme international » » (Roger Dardenne, « Grande journée parlementaire : Les critiques de M. de Kérillis » , Le Figaro, 5 octobre 1938, p. 5). Fort de cette indignation parlementaire, Henri de Kérillis lança une campagne antimunichoise à travers les colonnes de L’Époque..

Déconcertés par cette publication, certains polémistes ont affecté de croire que l’hostilité à la politique du déshonneur et de l’abdication était limitée aux milieux militaires.

Un immense courrier reçu par notre directeur[3][3] Henri de Kérillis. atteste du contraire. Parmi des milliers et des milliers de lettres, nous en choisissons quelques-unes qui prouveront que les élites de la France, en dépit des efforts de l’immense majorité de la presse française, réagissent violemment. Après des listes de grands soldais, voici une liste de grands civils :

Georges DUHAMEL[4][4] Georges Duhamel (1884–1966), médecin et écrivain français, élu à l’Académie française en 1935. de l’Académie française.

… Je ne connais à peu près rien aux querelles personnelles de la politique intérieure en France et j’entends persévérer dans cette salutaire ignorance. Je n’en suis que plus à l’aise pour vous dire ceci : les articles que vous consacrez à la situation internationale et au danger dans lequel se trouve présentement notre patrie me semblent excellents, riches de bon sens, de vigueur et de courage.

C’est dans une égale et constante horreur du stalinisme et de l’hitlérisme que la France doit trouver sa voie.

Bon courage, monsieur ! …

François MAURIAC de l’Académie française.

… Je considère que vous êtes à peu près seul, aujourd’hui, à droite, à aimer la France comme l’aimaient les nationalistes d’avant la guerre. Les pires ennemis de Déroulède[5][5] Paul Déroulède (1846–1914), écrivain et député français. Après avoir participé à la désastreuse guerre franco-allemande de 1870, il devint le grand apôtre de la revanche contre l’Allemagne et, en mai 1882, créa la Ligue des patriotes (dotée de son propre organe de presse, Le Drapeau), un des premiers mouvements de masse du nationalisme français (avec près de 200 000 adhérents en 1887). Suite à la décision de s’approcher du général Boulanger (orientation défendue par Déroulède), la Ligue connut une scission importante en 1888 avant d’être dissoute une année plus tard après le refus du général de profiter de son succès électoral à Paris pour organiser un putsch militaire (malgré l’incitation de Déroulède). Déroulède lui-même fut élu député de la Charente à deux reprises en 1889 et 1898. Au milieu de ce second mandat, il récidiva en essayant d’entraîner le général Roget à marcher sur l’Élysée lors des obsèques de Félix Faure en février 1899. Comme le général Boulanger en 1889, le général Roget s’y refusa. Déroulède fut arrêté puis banni en Espagne, avant d’être amnistié en 1905. n’en ont jamais douté qu’il ne mît la France au-dessus de tout. Le jour où l’on écrira l’histoire du nationalisme, il sera curieux d’étudier cette évolution étrange qui aboutit, chez ses héritiers d’aujourd’hui[6][6] A qui Mauriac pense-t-il ? Dans sa lettre publiée à la une de L’Action française du 1er décembre 1938, il explique : « Ce que j’écrivais des nationalistes visait surtout leur politique espagnole, et l’opinion exprimée par plusieurs d’entre eux qu’en cas de conflit, une victoire française serait redoutable parce qu’elle serait aussi une victoire communiste. » Dès le début de la guerre d’Espagne, la presse de droite (notamment L’Écho de Paris et L’Action française), agitant le spectre de la menace rouge, avait fait campagne contre une intervention de la part de la république française pour soutenir la république espagnole mise à mal par l’insurrection nationaliste. N’oublions pas que ce furent les articles à la une de L’Écho de Paris du 24 juillet 1936 (Henri de Kerillis, « Il faut empêcher le gouvernement de ravitailler les communistes espagnols » et R. L., « C’est M. Blum qui a donné l’ordre de fournir les armes » ) qui ont incité Mauriac à dicter en urgence son article « L’Internationale de la haine » au téléphone depuis Vichy (où il prenait les eaux) pour qu’il paraisse le lendemain à la une du Figaro. Mais, en évoquant les « héritiers d’aujourd’hui » du nationalisme, peut-être Mauriac pensait-il aussi à des groupes comme le Parti populaire français, créé en juin 1936 par l’ancien communiste Jacques Doriot — c’est-à-dire à des mouvements d’extrême droite qui prônaient une alliance franco-allemande pour contrer l’influence de l’URSS et qui finiraient par soutenir la politique de collaboration suite à l’Occupation nazie. Déroulède aurait effectivement eu en horreur toute tentative de rapprochement avec l’Allemagne., à une haine inconsciente de la France[7][7] Cet extrait de la lettre que Mauriac avait envoyée à Henri de Kérillis fut repris le lendemain dans un article intitulé « M. Mauriac super-nationaliste » , publié à la une de L’Action française.

Fr. GEORGES PICOT[8][8] François Georges-Picot (1870–1951), diplomate français dont le nom est surtout lié aux accords Sykes-Picot, des accords secrets entre la France et la Grande-Bretagne signés en mai 1916 afin de prévoir le partage de l’Empire ottoman entre les puissances alliées à l’issue de la Première Guerre mondiale. Ambassadeur de France.

… Quoique le courage soit de moins en moins méritoire à mesure que les événements prouvent à tous à quel point vous étiez dans le vrai, je tiens à vous féliciter encore de ce que vous avez fait à un moment où il y avait quelques risques à le faire contre tous. En des jours où certaines défaillances des meilleurs nous blessaient au cœur, seul ou presque seul vous avez tenu.

Ferdinand LOT[9][9] Ferdinand Lot (1866–1952), historien médiéviste français qui donnait des conférences à l’École pratique des hautes études. Deux de ses ouvrages destinés au grand public cultivé venaient d’être publiés chez Payot : Les Invasions germaniques (1935) et Les Invasions barbares (1937). Membre de l’Institut.

… Vous avez soutenu le bon combat dans votre journal et à la Chambre. Si vous étiez seul, mais vous n’êtes pas seul dans l’opinion des bons Français. Puisse leur sympathique approbation vous donner la force de persévérer dans la rude tâche de ramener les égarés dans le chemin de la vérité et de l’honneur…

Chanoine CALVET[10][10] Jean Calvet (1874–1965), prêtre et critique littéraire français, auteur notamment du Renouveau catholique dans la littérature contemporaine (F. Lanore, 1927). Il devint recteur de l’Institut Catholique en 1945. Doyen de la Faculté des Lettres de l’Institut Catholique.

… Je vous suis quotidiennement, je suis d’accord avec vous dans l’obstination que vous mettez à sonner le réveil des âmes, je fais effort pour que votre effort soit apprécié et soutenu dans nos milieux…

Robert D’HARCOURT[11][11] Robert d’Harcourt (1881–1965), historien de la littérature (surtout allemande). Il participa à la résistance intellectuelle pendant l’Occupation et fut élu à l’Académie française en 1946. Professeur à l’Université Catholique.

… Je tenais à vous dire mon admiration sans réserve pour vos magnifiques et généreux articles, pleins de flamme et de vérité vengeresses réconfort quotidien pour quiconque sent encore « français » …

Au milieu de toute la presse conservatrice, L’Époque aura été le seul journal fidèle à la ligne de l’honneur (qui coïncidait de si éclatante manière avec l’intérêt français)…

François PORCHÉ[12][12] François Porché (1877–1944), écrivain et critique littéraire français qui reçut le Grand prix de littérature de l’Académie française en 1923 pour l’ensemble de ses ouvrages. Homme de Lettres.

… Vous avez voté seul de votre parti, mais vous n’êtes pas seul dans ce pays à penser que l’accord de Munich est une grande défaite française, pire, une abdication aux conséquences incalculables. Nous avions la fierté de notre pays, il va devenir de plus en plus difficile de vivre avec le sentiment contraire et pas seulement pour nous qui, du premier jour, avons profondément senti l’humiliation, mais pour tous ceux qui, en ce moment, se réjouissent aveuglément d’une paix sauvée à de telles conditions.

Alfred BERL[13][13] Alfred Berl, intellectuel français, éditeur entre 1921 et 1940 de Paix et Droit, l’organe officiel de l’Alliance israélite universelle. Homme de Lettres.

… Vous êtes, en ces heures d’angoisse, trop occupé pour que je pense à usurper sur votre temps ; mais je tiens à vous dire que dans toute la presse politique vous êtes le seul avec qui je me sente en pleine communion morale, et que votre main est la seule que je serais heureux de serrer…

Georges de CASTELLANE[14][14] Le comte Georges de Castellane (1897–1944), personnage bien connu dans les milieux mondains.

… La campagne que vous avez menée au cours de ces dernières semaines vous honore. Vous avez le cœur bien placé. Pour la troisième fois en trois ans, la France vient de subir une grande défaite…



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