Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Canicule

Vendredi 5 août 1938
Temps présent

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BILLET

CANICULE[1][1] Article repris dans Journal III (in JMP, p. 199-200). Cet article est caractéristique d’un certain genre d’écriture presque « bucolique » où le sentiment de la nature renvoie à une rêverie d’ordre spirituel.

par François MAURIAC.

Cette torpeur, cet abrutissement
que nous impose la température,
nous est une leçon d’humilité. Hé
quoi ! notre ferveur tient à des
causes si basses ! Le thermomètre
monte et notre amour baisse…
mais c’est que nous prenons pour
une manifestation de l’amour un
certain bien-être physique.

Nous ne finissons jamais de
nous éprendre du sensible : l’ato-
nie religieuse dont nous souffrons
dans ces heures accablantes de
l’été ne prouve rien contre nous
— pas plus qu’en notre faveur,
certaines heures de la saison clé-
mente où nous nous sentions com-
me portés sur les ailes des anges.

Il n’empêche que pour certains
chrétiens trop sensibles (dont je
suis) août est un mois païen ; cet
août « bleu et doré[2][2] En réalité, Jammes qualifie l’août de « bleu et torride » dans le premier vers de son poème « O mon cœur ! ce sera… » , « Tristesses » , Clairières dans le ciel (1906). La correction est faite dans le Journal. » , comme le
désigne Jammes[3][3] Francis Jammes (1868-1938), un des poètes préférés du jeune Mauriac. Voir son article « Mort de Francis Jammes » ., fait le vide, dé-
vaste la plaine, et, sur l’arène du
monde, d’où Dieu tout à coup pa-
raît absent, l’œil aveugle du jour
épand son feu.


--- nouvelle colonne ---

Alors les mille puissances vain-
cues de la Grèce antique écartent
les feuilles, surgissent d’entre les
roseaux du fleuve et le grand Pan
crie vers nous de toutes les forces [Note: [toute la force] dans le Journal.]
de ses grillons et de ses cigales.

Mais alors aussi, dans l’Église [Note: [église] dans le Journal.]
glacée et sombre comme le puits
où l’eau ne baisse jamais, la pré-
sence réelle du Seigneur suffit,
pour qui s’y réfugie, à tenir en
respect les forces élémentaires,
faunes et dryades.

Le double battement, dans le si-
lence, de son cœur et de notre
cœur, couvre l’appel assourdissant
de l’argile crevassée et des prés
mourant [Note: On lit « mourants » dans l’original (coquille corrigée dans le Journal).] de soif.

Et je songe que ces réflexions
feront sourire beaucoup d’entre
vous dont la vie intérieure ne dé-
pend pas du thermomètre.

J’écris donc pour les autres,
pour ceux qui se sentent liés
charnellement à cette matière, à
cette argile, dont leur corps est pé-
tri et où il retournera un jour[7][7] Cf. ce que dit Yahvé Dieu à Adam : « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (Gn, 3, 19)..



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