Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Les Vrais Riches

Vendredi 12 novembre 1937
Temps présent

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BILLET

Les vrais riches[1][1] Article non repris.

Par François MAURIAC

Les loisirs dont bénéficient aujourd’hui l’ouvrier et l’employé vous enrichiront plus sûrement que vos camarades, vous qui possédez la foi et qui êtes, moins que beaucoup d’autres, attirés par les divertissements médiocres ou bas.

La vie sacramentelle, la liturgie ont fait de vous des familiers de la beauté. Et de même qu’un Huysmans[2][2] Après avoir passé par le naturalisme et le mouvement décadent, Joris-Karl Huysmans, de son vrai nom Charles Marie Georges Huysmans (1848-1907), a retrouvé le chemin du catholicisme au début des années 1890. a pu s’élever de l’amour de l’art à l’amour de Dieu, il ne vous est pas interdit de suivre la route inverse, et sans quitter Dieu, et, en considérant toute chose dans sa lumière, de partir de Lui pour atteindre à la compréhension du chef-d’œuvre humain.

Les lettres, la poésie, la musique, c’est la vraie richesse. Le plus modeste d’entre vous que Mozart[3][3] Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). et Beethoven[4][4] Ludwig van Beethoven (1770-1827). associent à leur joie et à leur douleur est infiniment plus riche que ces riches dont les plaisirs font pitié. On s’étonne de l’incroyable désintéressement des universitaires, des professeurs ; si leurs revendications manquent d’âpreté, c’est que beaucoup oublient de se plaindre, étant comblés de cette nourriture qui n’est pas le pain et dont l’homme a besoin pour ne pas mourir[5][5] Mauriac semble s’inspirer des paroles du Christ en les traduisant dans un registre esthétique : « Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais » (Jn, 6, 51)..

Mais cette initiation exige un effort. Il existe pour nous tous une tentation de la facilité. L’être que nous aimons le plus n’est pas toujours celui qui s’est livré le plus aisément. De même, il faut vouloir posséder ce monde qu’est l’art, pour le conquérir, pour l’étreindre.

Et sans doute, votre foi chrétienne vous fait vivre dans l’intimité de la splendeur divine. Mais nous savons, hélas, jusqu’où de saints prêtres peuvent pousser la passion de la laideur et la recherche de l’horrible. Les lieux de pèlerinages modernes témoignent de ce que l’argent accomplit de hideux entre des mains innocentes. Il vous faut donc chercher le beau, pour le découvrir.

Que vous soyez attiré par la pensée pure, ou par la poésie, ou par la musique, ou par les arts plastiques, si vous suivez une seule de ces routes, vous comprendrez pourquoi Gœthe[6][6] Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832). a écrit que poésie est délivrance[7][7] Une fois encore Mauriac cite en condensant. On lit dans Poésie et vérité, souvenirs de ma vie (1811-1833) de Goethe, traduit par Jacques Porchat (Hachette, 1862) : « La véritable poésie se révèle à ceci, que, par une sérénité intérieure, par un bien-être extérieur, comme un évangile mondain, elle sait nous délivrer des fardeaux terrestres qui pèsent sur nous. » . Vous ne croirez pas ceux qui prétendent qu’elles nous éloignent de Dieu. Sur ce point, il faut donner raison à Baudelaire[8][8] Charles Pierre Baudelaire (1821-1867). : « Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité[9][9] Ce sont les deux premiers vers de la dernière strophe du poème des Fleurs du mal (1857) intitulé « Les Phares » .… »

S’il n’existait aucune autre preuve, quelques mesures de Mozart suffiraient aujourd’hui à me faire croire à la vie éternelle[10][10] Mauriac reprendra cette idée au début de La Pierre d’achoppement, Éditions du Rocher, 1951 (OA, p. 325). !



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