Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Vraie Lutte commence là

Dimanche 27 novembre 1938
Le Figaro

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CHRONIQUE

LA VRAIE LUTTE COMMENCE LA[1][1] Article non repris.

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française.

LA menace qui pèse sur les Églises et dont nous avons si peu conscience, nul ne l’a mieux exprimée que M. Denis de Rougemont[2][2] L’essayiste Denis de Rougemont (1906-1985), fils d’un pasteur suisse, était proche du mouvement personnaliste d’Emmanuel Mounier dans les années 30. Après la guerre, il fit partie du comité de rédaction de La Table Ronde, aux côtés de Mauriac. dans ces quelques lignes cruelles de son Journal d’Allemagne[3][3] Écrit lors de son séjour en Allemagne en 1935-1936 quand il travaillait comme lecteur de français à l’Université de Francfort. : « Chrétiens, retournez aux Catacombes. Votre « religion » est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la Foi. Mais la vraie lutte commence là[4][4] Denis de Rougemont, Journal d’Allemagne, Gallimard, 1938.. »

Ce n’est pas que nous tenions pour assurée la ruine de cette façade auguste dressée par l’Église au-dessus du monde. Les cultes, les liturgies correspondent à une exigence qu’aucune révolution n’a pu tout à fait réduire : elles ont toujours fini par rouvrir les temples. La messe d’un prêtre réfractaire[5][5] Prêtre qui, lors de la Révolution française, refusa de prêter serment à la Constitution civile du clergé votée en juillet 1790 par l’Assemblée nationale constituante., dans un grenier ou dans une cave, cette bougie, ce livre éclairé, ces chuchotements, ce petit troupeau qui risque sa vie tandis qu’un homme fait le guet et que les paroles sacrées, se détachant du silence, livrent une fois de plus l’Agneau de Dieu[6][6] Dénomination néo-testamentaire désignant Jésus (Jn, 1, 29). Elle reprend la tradition hébraïque par laquelle les familles juives mangeaient un agneau lors de la fête de Pâque (Ex, 12, 5-8). Par son sacrifice, le Christ devient l’Agneau qui scelle une nouvelle alliance entre Dieu et son peuple (1 P, 1, 19). à ceux qui l’aiment, ce drame dépouillé de tout ornement et réduit à quelques mots, à quelques gestes, garde sur les cœurs une séduction moins visible mais autrement puissante que le spectacle machiné qui fait se lever à la fois des milliers de poings fermés ou de mains ouvertes.

On l’a souvent noté : les grandes manifestations collectives conviennent à un âge de la vie, l’adolescence, une certaine adolescence et qui a la passion d’admirer, de servir et de ne penser à rien ensemble. Au delà de vingt-cinq ans, les garçons d’outre-Rhin n’éprouvent-ils quelque lassitude à crier et à acclamer en mesure ? Et puis l’humanité entière ne tient pas dans sa jeunesse virile. Les peuples de demi-dieux n’existent pas. Dans chaque pays souffre une foule immense de créatures blessées, traquées par la maladie, par la faim, par les exigences féroces de l’État, par la misère secrète de toute vie, par le remords ; et beaucoup d’autres qui ne sont ni blessées ni traquées ont simplement le désir de Dieu et le cherchent : « J’ai faim de Vous, ô joie sans ombre, faim de Dieu… » C’est un vers de notre Jammes.

Il ne faut point s’étonner de ce que l’effort des chefs, en pays totalitaire, qu’ils l’avouent ou non, porte sur ce dernier retrait où la Grâce pénètre seule. La substitution de la Race au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob[7][7] Formule juive traditionnelle (voir Ex, 3, 6 et 15 par exemple) reprise par saint Pierre en s’adressant aux « hommes d’Israël » (Ac, 3, 13). exige le don de l’homme intérieur à l’idole ; et le dialogue muet entre la créature et son Créateur devient criminel parce qu’il échappe à la police.

Le dictateur, pour atteindre au secret des cœurs, s’attaque donc d’abord à l’armature visible, aux œuvres sociales, aux groupes de jeunesse[8][8] Les Mouvements de jeunesse non nazis (notamment catholiques) furent interdits en Allemagne en décembre 1936. Dès janvier de la même année, Junge Front — revue de la jeunesse catholique allemande qui tirait à 300 000 exemplaires — fut interdit., à la hiérarchie. Dans cette première bataille, comment ne serait-il le plus fort ? Lorsque le sort du monde dépend de quelques affranchis, d’une bande qui campe par delà le bien et le mal[9][9] Allusion au livre de Frédéric Nietzsche (Jenseits von Gut und Böse : Vorspiel einer Philosophie der Zukunft, 1886), traduit en français par L. Weiscopf et G. Art sous le titre Par delà le bien et le mal, Société du « Mercure de France » , 1898. et qui a partie liée avec des millions de petits hommes jaunes pour lesquels notre foi et notre espérance sont comme si elles n’avaient jamais été, la ruine matérielle des Églises s’insère alors dans un avenir prévisible et une parole que le Christ s’adressait à lui-même, brille soudain d’un éclat tragique — une de ces paroles qu’à ma connaissance, aucun prédicateur ne commente jamais : « Quand le Fils de l’Homme reviendra, trouvera-t-il encore de la foi sur la terre[10][10] Voir Lc, 18, 8 : « Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » ? »

Qu’est-ce donc que croire ? De quoi parlons-nous quand nous parlons de notre foi ? Rougemont nous aide à poser la question dans le concret : la question de savoir combien d’hommes seraient prêts à mourir pour une vérité abattue, dépouillée de son apparence auguste. Que subsisterait-il de notre fidélité à des rites abolis, de nos habitudes chrétiennes, le jour où leur objet n’apparaîtrait plus ? Et pourtant la vraie lutte commence là, en effet, au pied de trois gibets dressés à la porte d’une ville où trois condamnés de droit commun, trois Juifs agonisent[11][11] Cf. Mc, 15, 27 ; Lc, 23, 39-43., et lorsque tout est consommé et que tout semble fini de l’aventure chrétienne. La vraie lutte commence à ce néant. Le sort du Christianisme est suspendu, peut-être, à la foi de quelques fidèles des diverses Églises qui, dans la ruine de tout ce qui, en les séparant les uns des autres, leur avait été occasion d’hérésie ou de schisme, croiront d’un même cœur, d’un même esprit, à une vérité écrasée et comme effacée du monde visible et, les yeux levés, attendront qu’apparaisse au zénith le signe du Fils de l’Homme[12][12] Mauriac s’inspire du discours eschatologique du Christ tel qu’il est rapporté chez saint Mathieu : « Et alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme ; et alors toutes les races de la terre se frapperont la poitrine ; et l’on verra le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec puissance et grande gloire » (Mt, 24, 30), et chez saint Luc : « Quand cela commencera d’arriver, redressez-vous et relevez la tête, parce que votre délivrance est proche » (Lc, 21, 28). Le « Fils de l’homme » est une figure messianique que l’on trouve chez le prophète Daniel (Dn, 7, 13). Jésus se nomme à plusieurs reprises « Fils de l’homme » (Mt, 8, 20 ; Mc, 14, 62)..

François Mauriac, de l’Académie française.


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