Ville ouverte

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François Mauriac Ville ouverte Le Figaro 1 1938-02-02 Paris Le Figaro

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Mercredi 2 février 1938 Le Figaro CHRONIQUE VILLE OUVERTEArticle repris dans les Mémoires politiques (JMP, p. 730-732). Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française.

LE difficile, c’est de parler de ces choses froidement, sans que personne puisse vous soupçonner de chercher des effets, ni de vous être dit : Quatre-vingt-cinq cadavres d’enfants, quel beau sujet d’articleLe dimanche 30 janvier 1938, l’aviation nationaliste bombardait Barcelone à deux reprises (à 9 heures et à 11 heures), tuant de nombreux enfants. Le Figaro du lundi 31 janvier le rapporte en première page. ! Qui de nous pourtant, aujourd’hui, n’éprouve, au milieu des hommes, la tentation du silence ? Nous ne souhaitons plus que de nous plaindre en secret devant Dieu, ou si nous n’avons pas la foi, devant les arbres et sous les étoiles : C’est à vous qu’il convient d’ouïr la grande plainte Que l’humanité triste exhale sourdementAlfred de Vigny, La Maison du berger, III, Les Destinées (1864) ; la citation est inexacte : C’est à toi qu’il convient d’ouïr les grandes plaintes Que l’humanité triste exhale sourdement..

Le difficile, c’est de n’être pas interrompu dès les premiers mots par : et les quinze mille prêtres de BarceloneL’échec du soulèvement nationaliste à Barcelone, entraîna le massacre de 15 000 religieux dans toute l’Espagne, à l’exception du Pays basque. ?… et de ne pas déchaîner aussitôt la morne bataille à coups de cadavres. Comme si chaque parti avait un compte ouvert sur la mort, un crédit illimité ! comme si les quatre-vingt-cinq enfants assassinés, un dimanche à midiLe bombardement de Barcelone par l’aviation italienne le 30 janvier 1938 causa la mort de 155 personnes dont de nombreux enfants dans un refuge situé place San Felipe Neri. représentaient des arrérages, comme s’ils étaient légalement dus à ce MinotaureMauriac utilise souvent cette image pour désigner le totalitarisme et la guerre, qui, comme le Minotaure, dévore les jeunes gens. Cf. son article Le Minotaure, Sept, 10 janvier 1936, p. 16. doué d’une ubiquité effroyable et qui se gorge de sang à la fois en Espagne et en ChineLe Japon envahit la Chine en juin 1937 : Temps présent attire dès décembre 1937 l’attention de l’opinion publique française sur ce danger. !

N’essayez pas de faire entendre aux adversaires qu’on ne saurait comparer des choses qui ne sont pas de même nature, et qu’il est vain de prétendre établir quelque rapport entre le massacre atroce auquel se livre un peuple furieux, le lendemain d’une rebellionOn lit rebellion dans l’original. militaireLe soulèvement nationaliste date du 18 juillet 1936., et le bombardement d’une ville ouverteLe statut de ville ouverte est ainsi défini par les accords internationaux : ville déclarée rendue sans combat afin de l’épargner de la ruine de par un accord entre les belligérants. Certaines d’entre elles furent tout de même bombardées comme Rome le 19 juillet 1943 ; cf. le film de Roberto Rossellini de 1945, Rome, ville ouverte., arrêté, décidé et mis au point dans le silence du cabinetAprès son échec devant Madrid, Franco avait décidé de retarder l’attaque de la capitale et de procéder à des bombardements de villes pour terroriser les populations.. (On voudrait savoir pourquoi ils ont choisi un dimancheMauriac souligne souvent le non respect des fêtes religieuses par les nationalistes. : est-ce à cause du vide des rues et pour tuer moins de monde ? ou au contraire parce qu’ils espéraient beaucoup des promenades en famille ?…)

Il faudrait que dans les capitales de l’Europe la question du bombardement des villes ouvertes soit posée en dehors de toute polémique, sans cris d’indignation ni vêtements déchirésSigne de deuil dans la tradition juive, mentionné à plusieurs reprises dans l’Ancien Testament (Gn, 37, 34 ; II S, 13, 31 ; Jb, 1, 20 ; Jl, 2, 13)., sans allusion aux cadavres de femmes et d’enfants. Cela ne sert de rien : ces cadavres, nous les voyons tous les jours au cinéma, entre un match de football et une exhibition de patinage sur glaceMauriac a vu très vite l’intérêt des images d’actualité : ici lors des séances de cinéma, plus tard, lorsqu’il tiendra ses chroniques de télévision. En même temps, il perçoit le danger de l’accoutumance à l’horreur.. Pas un cri, pas un soupir ne monte de la foule engourdie et repue.

Ce qu’il faudrait lui faire entendre, à cette foule, c’est que le Minotaure n’a pas pour l’Espagnol, pour le Chinois ni pour l’AbyssinMussolini avait envahi l’Abyssinie en 1935. un goût exclusif, qu’il s’entraîne, qu’il se met en appétit, qu’il s’engraisse et se fortifieRéminiscence de Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857), L’Ennemi : Et l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur Du sang que nous perdons croît et se fortifie. en vue d’une curée où nous ne serons plus seulement spectateurs. Ce qu’il faut leur répéter, c’est que demain peut-être c’est nous qui serons filmés par les opérateurs du Pathé-JournalCréé par les frères Pathé en 1907, le Pathé Journal avait cessé de paraître en 1927, mais l’achat de la société Pathé par Bernard Natan en 1929 a permis de relancer le fameux Journal qui est rapidement devenu le premier journal français d’actualités sonores. penchés sur une rangée funèbre et cherchant à reconnaître un visage.

Si nous ne sommes capables de nous émouvoir que lorsque notre sort est en jeu, voici le moment de frémir, bonnes gens.

Un jeune Allemand, Ernst Erich NothÉcrivain allemand (1909-1983) : Noth est le pseudonyme de Paul Albert Kranz ; il émigre en France en 1933, collabore à Europe en 1934 et 1935 ainsi qu’aux Cahiers du Sud. Ses ouvrages seront interdits en septembre 1940 par Otto Abetz (liste Otto), et Noth part pour les USA en 1941. Il revient en Europe après la guerre., publie ces jours-ci un roman, La Voie barréeCe roman paraît en 1937 chez Plon dans une traduction de A.-E. Sernin. André Rousseaux lui consacre son feuilleton du Figaro du 5 février., dont le héros évadé d’Allemagne se réfugie en ProvenceD’ailleurs Noth enseignera à l’université d’Aix-en-Provence après la guerre., au sein d’une bonne famille qui l’adopte, et à laquelle il s’attache de tout son cœur : …Il lui arrivait de rire et de plaisanter avec eux, écrit Ernst Erich Noth, et que tout à coup son rire se brisât quand cette idée lui venait à l’esprit : Ils ne savent pas que la destruction approche, ils ne savent pas que le destin étend déjà la main sur euxLaurence Granger précise que la citation se trouve à la page 315 du roman (JMP, p. 732)..

Mais cette main s’étend aussi sur les peuples qui nous sauteront à la gorge. Bourgeois de Francfort et de Cologne, frères de Milan et de Turin, croyez-vous donc que la France tendra l’autre joueCf. Mt, 5, 39 : quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. ? N’aurez-vous pas pitié de vous-mêmes ? Qui que nous soyons, Français, Anglais, Allemands, Italiens, tout ce que nous ferons pour la défense et la protection des villes ouvertes, c’est pour nous que nous le ferons — pour nous, pour nos femmes, pour nos filsMauriac a très vite perçu la nécessité du conflit mondial. Cet article montre aussi qu’il prévoit que les populations civiles en seront les principales victimes.. Voilà sans doute l’argument unique auquel la prodigieuse insensibilité de l’Europe nous permette encore d’avoir recours.

Hâtons-nous, car le printemps approche. Il se presse, cette année ; il devance son heure. Les arbustes des jardins d’AuteuilLe quartier d’Auteuil est situé dans le 16e arrondissement de Paris, là où habitaient les Mauriac (38 avenue Théophile Gautier). sont déjà verdissants. Je n’aime pas cette impatience de la nature, cette intervention sournoise, cette complicité de CybèleVenue du Moyen Orient, adoptée par les Grecs et les Romains, elle est la déesse de la nature sauvage. Mauriac lui accorde une large place dans son poème Le Sang d’Atys (Grasset, 1940). et du dieu des morts… Je me méfie de cette brise trop douce, de ce vent tiède qui sent la terre, l’argile ; de ce souffle qui a une odeur de destin.

François Mauriac, de l’Académie française.