Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Ville ouverte

Mercredi 2 février 1938
Le Figaro

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CHRONIQUE

VILLE OUVERTE[1][1] Article repris dans les Mémoires politiques (JMP, p. 730-732).

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française.

LE difficile, c’est de parler de
ces choses froidement, sans
que personne puisse vous
soupçonner de chercher des effets,
ni de vous être dit : « Quatre-vingt-
cinq cadavres d’enfants, quel beau
sujet d’article[2][2] Le dimanche 30 janvier 1938, l’aviation nationaliste bombardait Barcelone à deux reprises (à 9 heures et à 11 heures), tuant de nombreux enfants. Le Figaro du lundi 31 janvier le rapporte en première page. ! » Qui de nous
pourtant, aujourd’hui, n’éprouve,
au milieu des hommes, la tentation
du silence ? Nous ne souhaitons
plus que de nous plaindre en se-
cret devant Dieu, ou si nous n’avons
pas la foi, devant les arbres et sous
les étoiles :
C’est à vous qu’il convient d’ouïr la
grande plainte
Que l’humanité triste exhale sourde-
ment
[3][3] Alfred de Vigny, « La Maison du berger » , III, Les Destinées (1864) ; la citation est inexacte :
« C’est à toi qu’il convient d’ouïr les grandes plaintes
Que l’humanité triste exhale sourdement » .
.

Le difficile, c’est de n’être pas
interrompu dès les premiers mots
par : « et les quinze mille prêtres
de Barcelone[4][4] L’échec du soulèvement nationaliste à Barcelone, entraîna le massacre de 15 000 religieux dans toute l’Espagne, à l’exception du Pays basque. ?… » et de ne pas dé-
chaîner aussitôt la morne bataille à
coups de cadavres. Comme si cha-
que parti avait un compte ouvert
sur la mort, un crédit illimité !
comme si les quatre-vingt-cinq
enfants assassinés, un dimanche à
midi[5][5] Le bombardement de Barcelone par l’aviation italienne le 30 janvier 1938 causa la mort de 155 personnes dont de nombreux enfants dans un refuge situé place San Felipe Neri. représentaient des arrérages,
comme s’ils étaient légalement dus
à ce Minotaure[6][6] Mauriac utilise souvent cette image pour désigner le totalitarisme et la guerre, qui, comme le Minotaure, dévore les jeunes gens. Cf. son article « Le Minotaure » , Sept, 10 janvier 1936, p. 16. doué d’une ubiquité
effroyable et qui se gorge de sang
à la fois en Espagne et en Chine[7][7] Le Japon envahit la Chine en juin 1937 : Temps présent attire dès décembre 1937 l’attention de l’opinion publique française sur ce danger. !

N’essayez pas de faire entendre
aux adversaires qu’on ne saurait
comparer des choses qui ne sont
pas de même nature, et qu’il est
vain de prétendre établir quelque
rapport entre le massacre atroce
auquel se livre un peuple furieux,
le lendemain d’une rebellion [Note: On lit « rebellion » dans l’original.] mili-
taire[9][9] Le soulèvement nationaliste date du 18 juillet 1936., et le bombardement d’une
ville ouverte[10][10] Le statut de « ville ouverte » est ainsi défini par les accords internationaux : ville déclarée rendue sans combat afin de l’épargner de la ruine de par un accord entre les belligérants. Certaines d’entre elles furent tout de même bombardées comme Rome le 19 juillet 1943 ; cf. le film de Roberto Rossellini de 1945, Rome, ville ouverte., arrêté, décidé et mis
au point dans le silence du cabinet[11][11] Après son échec devant Madrid, Franco avait décidé de retarder l’attaque de la capitale et de procéder à des bombardements de villes pour terroriser les populations..
(On voudrait savoir pourquoi ils
ont choisi un dimanche[12][12] Mauriac souligne souvent le non respect des fêtes religieuses par les nationalistes. : est-ce à
cause du vide des rues et pour tuer
moins de monde ? ou au contraire
parce qu’ils espéraient beaucoup
des promenades en famille ?…)

Il faudrait que dans les capitales
de l’Europe la question du bombar-
dement des villes ouvertes soit po-
sée en dehors de toute polémique,
sans cris d’indignation ni vêtements
déchirés[13][13] Signe de deuil dans la tradition juive, mentionné à plusieurs reprises dans l’Ancien Testament (Gn, 37, 34 ; II S, 13, 31 ; Jb, 1, 20 ; Jl, 2, 13)., sans allusion aux cadavres
de femmes et d’enfants. Cela ne
sert de rien : ces cadavres, nous les
voyons tous les jours au cinéma,
entre un match de football et une
exhibition de patinage sur glace[14][14] Mauriac a vu très vite l’intérêt des images d’actualité : ici lors des séances de cinéma, plus tard, lorsqu’il tiendra ses chroniques de télévision. En même temps, il perçoit le danger de l’accoutumance à l’horreur..
Pas un cri, pas un soupir ne monte
de la foule engourdie et repue.


--- nouvelle colonne ---

Ce qu’il faudrait lui faire enten-
dre, à cette foule, c’est que le Mi-
notaure n’a pas pour l’Espagnol,
pour le Chinois ni pour l’Abyssin[15][15] Mussolini avait envahi l’Abyssinie en 1935.
un goût exclusif, qu’il s’entraîne,
qu’il se met en appétit, qu’il s’en-
graisse et se fortifie[16][16] Réminiscence de Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857), « L’Ennemi » :
« Et l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie. »
en vue d’une
curée où nous ne serons plus seule-
ment spectateurs. Ce qu’il faut leur
répéter, c’est que demain peut-être
c’est nous qui serons filmés par les
opérateurs du Pathé-Journal[17][17] Créé par les frères Pathé en 1907, le Pathé Journal avait cessé de paraître en 1927, mais l’achat de la société Pathé par Bernard Natan en 1929 a permis de relancer le fameux Journal qui est rapidement devenu le premier journal français d’actualités sonores. pen-
chés sur une rangée funèbre et cher-
chant à reconnaître un visage.

Si nous ne sommes capables de
nous émouvoir que lorsque notre
sort est en jeu, voici le moment de
frémir, bonnes gens.

Un jeune Allemand, Ernst Erich
Noth[18][18] Écrivain allemand (1909-1983) : Noth est le pseudonyme de Paul Albert Kranz ; il émigre en France en 1933, collabore à Europe en 1934 et 1935 ainsi qu’aux Cahiers du Sud. Ses ouvrages seront interdits en septembre 1940 par Otto Abetz ( « liste Otto » ), et Noth part pour les USA en 1941. Il revient en Europe après la guerre., publie ces jours-ci un roman,
La Voie barrée[19][19] Ce roman paraît en 1937 chez Plon dans une traduction de A.-E. Sernin. André Rousseaux lui consacre son feuilleton du Figaro du 5 février., dont le héros éva-
dé d’Allemagne se réfugie en Pro-
vence[20][20] D’ailleurs Noth enseignera à l’université d’Aix-en-Provence après la guerre., au sein d’une bonne famille
qui l’adopte, et à laquelle il s’atta-
che de tout son cœur : « …Il lui
arrivait de rire et de plaisanter avec
eux, écrit Ernst Erich Noth, et que
tout à coup son rire se brisât quand
cette idée lui venait à l’esprit : Ils
ne savent pas que la destruction ap-
proche, ils ne savent pas que le des-
tin étend déjà la main sur eux[21][21] Laurence Granger précise que la citation se trouve à la page 315 du roman (JMP, p. 732).. »

Mais cette main s’étend aussi sur
les peuples qui nous sauteront à la
gorge. Bourgeois de Francfort et de
Cologne, frères de Milan et de Tu-
rin, croyez-vous donc que la France
tendra l’autre joue[22][22] Cf. Mt, 5, 39 : « quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » . ? N’aurez-vous
pas pitié de vous-mêmes ? Qui que
nous soyons, Français, Anglais,
Allemands, Italiens, tout ce que
nous ferons pour la défense et la
protection des villes ouvertes, c’est
pour nous que nous le ferons —
pour nous, pour nos femmes, pour
nos fils[23][23] Mauriac a très vite perçu la nécessité du conflit mondial. Cet article montre aussi qu’il prévoit que les populations civiles en seront les principales victimes.. Voilà sans doute l’argu-
ment unique auquel la prodigieuse
insensibilité de l’Europe nous per-
mette encore d’avoir recours.

Hâtons-nous, car le printemps ap-
proche. Il se presse, cette année ;
il devance son heure. Les arbustes
des jardins d’Auteuil[24][24] Le quartier d’Auteuil est situé dans le 16e arrondissement de Paris, là où habitaient les Mauriac (38 avenue Théophile Gautier). sont déjà ver-
dissants. Je n’aime pas cette impa-
tience de la nature, cette interven-
tion sournoise, cette complicité de
Cybèle[25][25] Venue du Moyen Orient, adoptée par les Grecs et les Romains, elle est la déesse de la nature sauvage. Mauriac lui accorde une large place dans son poème Le Sang d’Atys (Grasset, 1940). et du dieu des morts… Je
me méfie de cette brise trop douce,
de ce vent tiède qui sent la terre,
l’argile ; de ce souffle qui a une
odeur de destin.

François Mauriac,
de l’Académie française.


Date:
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