La Victoire des vaincus

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François Mauriac La Victoire des vaincus Le Figaro 1 1938-06-18 Paris Le Figaro

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Samedi 18 juin 1938 Le Figaro CHRONIQUE LA VICTOIRE DES VAINCUSArticle repris dans Journal III (JMP, p. 202–204). Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

DIMANCHE, à Port-Royal-des-ChampsLieu, situé en vallée de Chevreuse, où, depuis le XIIIe siècle, se trouvait une abbaye cistercienne : l’abbaye de Port-Royal. Jacqueline Arnauld en devint l’abbesse en 1602 et conduisit une réforme qui accrut le nombre de novices et de religieuses. En 1625, elle décida de transférer sa communauté à Paris : il y eut donc Port-Royal-des-Champs et Port-Royal-de-Paris., deux jeunes compagnons s’irritaient, comme j’aurais fait à leur âge, de cette solitude envahie par la foule. Il faut bien que le déclin nous donne parfois une impression d’enrichissement : je ne suis plus irrité, mais attendri par les visiteurs du dimanche, dans un de ces lieux sacrés de notre jeunesse.

Il y avait là quelques fervents assis dans l’herbe autour d’un conférencier qui leur expliquait, avec beaucoup de feu et de finesse, l’homme selon saint AugustinSaint Augustin (354-430) prit ses distances à l’égard de la foi chrétienne lors de sa jeunesse. Professeur de rhétorique à Thagaste, puis à Carthage, il fut marqué par le manichéisme. Devenu professeur à Milan, il se convertit au christianisme sous l’influence de saint Ambroise. Prêtre, puis évêque d’Hippone à partir de 392, Augustin fut considéré de son vivant comme une autorité théologique. Il est l’un des Pères de l’Église. Sa pensée promeut l’idée de la prédestination qui, génératrice de débats, fut reprise par les jansénistes.. Mais même aux promeneurs qui erraient dans ce vallon, sans rien connaître du drame spirituel dont il fut le théâtreSous l’influence de Jean du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, (1581-1643), Port-Royal-de-Paris, puis Port-Royal-des-Champs furent convertis au jansénisme. Condamnées en 1642 par Urbain VIII et en 1653 par Innocent X, les thèses jansénistes furent combattues par les jésuites. En 1664, l’archevêque de Paris expulsa les religieuses de Port-Royal-de-Paris qui retournèrent à l’abbaye de Port-Royal-des-Champs. Tout près de cette dernière, des hommes s’étaient retirés pour mener une vie austère, emplie de la spiritualité janséniste : les Solitaires. Le drame spirituel, consistant à rester fidèle à l’Église tout en ne renonçant pas aux thèses jansénistes, fut plus aigu quand l’Assemblée du clergé décida en 1657 d’imposer à tous les prêtres, religieux et religieuses de signer un formulaire par lequel ils rejetaient et condamnaient le jansénisme., même à ceux-là je me sentais lié.

J’aurais voulu leur dire : Tout ce qui d’ici a pu être arraché par la force, l’a été. Il ne reste pas pierre sur pierre de cette abbaye fameuse, les tombes ont été violées, les cendres disperséesEn 1709, Louis XIV, suspectant les jansénistes de n’être pas loyaux à l’autorité monarchique, décida de faire disperser les religieuses de Port-Royal-des-Champs. Il suivait en cela les indications de la bulle de Clément XI qui, en 1708, demandait la suppression de Port-Royal-des-Champs. En 1710, l’abbaye fut rasée ; quant aux sépultures, elles furent violées pour répartir les corps dans divers cimetières de la région afin que le site ne devînt pas un lieu de pèlerinage.. Et voyez : vous-même qui ne connaissez pas cette histoire, vous demeurez sensibles à une présence, à une affirmation obstinée.

Certes, c’était bien une hérésie qui prit sa source dans ce vallon, et justement condamnéeLe jansénisme était en effet hérétique au regard de la foi catholique dans le sens où il niait le rôle du libre arbitre dans sa réception ou son rejet de la grâce. En fait, le jansénisme dénonçait l’universalité du salut apporté par le Christ à travers sa mort.. Mais l’abominable violence a fait de l’erreur une vérité relative, dans la mesure où l’erreur vécue en toute bonne foi, héroïquement et jusqu’au don de soi-même, participe à la vérité.

Ce fut toujours le rôle des bourreaux que d’unir par un fleuve de sang la vérité intacte aux vérités que nous ne croyons pas toutes pures. Un Hitler n’a peut-être pas d’autre mission en ce monde que d’enseigner à des hommes séparés par la doctrine et par la race, qu’ils ne relèvent de la même haine que parce qu’ils relèvent du même amour.

Et songeant que c’était à cet endroit de la terre que Pascal, une nuit, échangea avec son Seigneur des paroles qui nous brûlent encoreAllusion au Mémorial de Pascal, écrit la nuit du 23 novembre 1654., je me disais que tout le mal sorti de Port-Royal-des-Champs avait été peut-être compensé par ce seul témoignage, par le tête-à-tête de Blaise PascalBlaise Pascal (1623-1662) ne fut pas des Messieurs de Port-Royal ou Solitaires, mais il fut proche de ce milieu janséniste, notamment par le fait que sa sœur, Jacqueline, fut religieuse à Port-Royal. et du Sauveur, par cette confrontation avec son Dieu d’une personne qu’un nom désigne, chargée de son destin différent de tous les autres destins.

Avec son Dieu, non le Dieu de CalvinJean Calvin (1509-1564), participa à la Réforme initiée par Luther en insistant, notamment, sur le thème de la prédestination que l’on retrouve dans le jansénisme., de JanséniusNé en 1685, Jansénius fit ses études à Louvain et à Paris. Évêque d’Ypres de 1636 à sa mort en 1638. Ses thèses, développées dans L’Augustinus, furent condamnées en 1653., ni même l’Etre tel que le conçoit un Docteur de l’Église, mais tel qu’il se manifeste lorsqu’il parle à l’un de nous et qu’il s’établit au centre d’une pauvre histoire, d’un humble drame individuel.

Autour de ce colloque, des furieux renversent les murailles, violent les tombes, dispersent les cendres ; et quand il ne reste plus rien que les peupliers, les hautes herbes et le vent, nous percevons encore, après des siècles, dans ce clair dimanche de juin, la réponse adorable que Pascal entendit ici-même, un soir de novembre : Je t’ai aimé plus ardemment que tu n’as aimé tes souilluresCitation du Mystère de Jésus (Pensées, B. 553, L.739). Pascal écrit plus exactement : Je t’aime plus ardemment…..

Le vieux RoiLouis XIV avait 72 ans en 1710. ne savait pas que dans ce Port-Royal désolé par ses fossoyeurs, deux voix : celle d’un homme et celle d’un Dieu, continueraient de se répondre dans les branches, et que sa fureur tout espagnole d’exhumer des religieuses endormies n’interromprait jamais le dialogue de feu.

Avec toutes sortes d’indécencesCitation du Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre Bayle tirée de l’article consacré à Mélampus : La fureur qui les saisit fut si enragée qu’elles [les trois filles de Prœtus] coururent les champs avec toutes sortes d’indécences. Voir Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, éd. augm. de notes extraites de Chaufepié, Joly, La Monnoie, Leduchat, L.-J. Leclerc, Prosper Marchand, etc, 16 tomes, Desoer, 1820-1824, t. X, p. 371., ces corps sacrés, quelques-uns encore dans leurs habits, furent entassés, et alentour rôdaient les chiens. Ce crime s’accomplit en ce mois de novembre 1710 qui ramenait justement l’anniversaire de la nuit où Pascal pleura de joieLe lundi 23 novembre 1654. Pascal écrit dans le Mémorial : Joie, joie, joie, pleurs de joie..

Les saisons règnent maintenant sur la vallée sauvage qui, selon l’inoubliable mot du marquis de PomponneJean Touzot note : Simon Arnauld, marquis de Pomponne (1618–1699), ambassadeur de Louis XIV, puis son secrétaire d’État aux Affaires étrangères, était apparenté à Port-Royal par son père Arnauld d’Andilly et par son oncle Antoine, dit le grand Arnauld (JMP, p. 204)., avait eu le malheur de déplaire à Sa MajestéMot cite par Sainte-Beuve dans son Port-Royal, 7 tomes, Hachette, 1867, t. VI : Le Port-Royal finissant (suite), p. 237.. Tandis que les cendres impalpables des victimes attendent la résurrection, nous demeurons un peu à l’écart de la foule des dimanches, assis dans l’herbe de juin qui recouvre la terre apaisée à l’endroit même où Jean Racine, aux pieds de M. HamonNote de Jean Touzot (JMP, p. 204) : Jean Hamon (1618–1687), médecin, écrivain et solitaire de Port-Royal des Champs, fut l’un des maîtres de Racine, lequel s’attacha tellement à lui qu’il souhaita être inhumé au pied de sa fosse. En 1711, les restes du poète furent transférés à Paris, en l’église Saint-Étienne du Mont, tout près de ceux de Pascal., ne repose plus.

Pourquoi, sur le chemin du retour, n’était-ce pas une parole prononcée ici qui me hantait, mais une autre tombée des lèvres de ce saint espagnol, Jean de la CroixJean de la Croix (1542–1591), saint et mystique espagnol. Il fut proclamé docteur de l’Église en 1926., un siècle avant Pascal, et qui est tellement faite pour nous attendrir, mais aussi pour nous terrifier si nous avons subi la fascination de la Force ? Au soir de cette vie, vous serez jugé sur l’amourJean Touzot corrige légèrement cette citation : A la fin du jour, c’est sur l’amour qu’on vous examinera. (Les Maximes, 80, in Les Œuvres spirituelles du Bienheureux Père Jean de la Croix, traduction du R.P. Cyprien, Desclée de Brouwer, 1949, p. 1306.) (JMP, p. 204)..

Il est vrai que c’est parfois l’amour qui nous pousse à une violence injuste. Et l’auteur des ProvincialesŒuvre polémique écrite par Blaise Pascal en 1657–58 (sous un pseudonyme) pour défendre son ami janséniste, Antoine Arnauld. Elle avait pour titre original : Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces pères. lui-même… Tout homme qui construit, qui fonde, fût-ce par le fer et par le feu, c’est que la haine seule ne l’anime pas. Telle sera peut-être la ruse dernière de la miséricorde que dans nos fureurs les plus folles et que dans les excès et dans les abus de la force, elle saura découvrir une étincelle d’amour.

François Mauriac, de l’Académie française.