Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Victoire des vaincus

Samedi 18 juin 1938
Le Figaro

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CHRONIQUE

LA VICTOIRE DES VAINCUS[1][1] Article repris dans Journal III (JMP, p. 202–204).

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française

DIMANCHE, à Port-Royal-des-Champs[2][2] Lieu, situé en vallée de Chevreuse, où, depuis le XIIIe siècle, se trouvait une abbaye cistercienne : l’abbaye de Port-Royal. Jacqueline Arnauld en devint l’abbesse en 1602 et conduisit une réforme qui accrut le nombre de novices et de religieuses. En 1625, elle décida de transférer sa communauté à Paris : il y eut donc Port-Royal-des-Champs et Port-Royal-de-Paris., deux jeunes
compagnons s’irritaient, comme j’aurais fait à
leur âge, de cette solitude envahie par la foule.
Il faut bien que le déclin nous donne parfois une im-
pression d’enrichissement : je ne suis plus irrité, mais
attendri par les visiteurs du dimanche, dans un de ces
lieux sacrés de notre jeunesse.

Il y avait là quelques fervents assis dans l’herbe
autour d’un conférencier qui leur expliquait, avec beau-
coup de feu et de finesse, l’homme selon saint Augustin[3][3] Saint Augustin (354-430) prit ses distances à l’égard de la foi chrétienne lors de sa jeunesse. Professeur de rhétorique à Thagaste, puis à Carthage, il fut marqué par le manichéisme. Devenu professeur à Milan, il se convertit au christianisme sous l’influence de saint Ambroise. Prêtre, puis évêque d’Hippone à partir de 392, Augustin fut considéré de son vivant comme une autorité théologique. Il est l’un des Pères de l’Église. Sa pensée promeut l’idée de la prédestination qui, génératrice de débats, fut reprise par les jansénistes..
Mais même aux promeneurs qui erraient dans ce vallon,
sans rien connaître du drame spirituel dont il fut le
théâtre[4][4] Sous l’influence de Jean du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, (1581-1643), Port-Royal-de-Paris, puis Port-Royal-des-Champs furent convertis au jansénisme. Condamnées en 1642 par Urbain VIII et en 1653 par Innocent X, les thèses jansénistes furent combattues par les jésuites. En 1664, l’archevêque de Paris expulsa les religieuses de Port-Royal-de-Paris qui retournèrent à l’abbaye de Port-Royal-des-Champs. Tout près de cette dernière, des hommes s’étaient retirés pour mener une vie austère, emplie de la spiritualité janséniste : les « Solitaires » . Le « drame spirituel » , consistant à rester fidèle à l’Église tout en ne renonçant pas aux thèses jansénistes, fut plus aigu quand l’Assemblée du clergé décida en 1657 d’imposer à tous les prêtres, religieux et religieuses de signer un formulaire par lequel ils rejetaient et condamnaient le jansénisme., même à ceux-là je me sentais lié.

J’aurais voulu leur dire : « Tout ce qui d’ici a pu
être arraché par la force, l’a été. Il ne reste pas pierre
sur pierre de cette abbaye fameuse, les tombes ont été
violées, les cendres dispersées[5][5] En 1709, Louis XIV, suspectant les jansénistes de n’être pas loyaux à l’autorité monarchique, décida de faire disperser les religieuses de Port-Royal-des-Champs. Il suivait en cela les indications de la bulle de Clément XI qui, en 1708, demandait la suppression de Port-Royal-des-Champs. En 1710, l’abbaye fut rasée ; quant aux sépultures, elles furent violées pour répartir les corps dans divers cimetières de la région afin que le site ne devînt pas un lieu de pèlerinage.. Et voyez : vous-même
qui ne connaissez pas cette histoire, vous demeurez sen-
sibles à une présence, à une affirmation obstinée. »

Certes, c’était bien une hérésie qui prit sa source
dans ce vallon, et justement condamnée[6][6] Le jansénisme était en effet hérétique au regard de la foi catholique dans le sens où il niait le rôle du libre arbitre dans sa réception ou son rejet de la grâce. En fait, le jansénisme dénonçait l’universalité du salut apporté par le Christ à travers sa mort.. Mais l’abomina-
ble violence a fait de l’erreur une vérité relative, dans
la mesure où l’erreur vécue en toute bonne foi, héroïque-
ment et jusqu’au don de soi-même, participe à la vérité.

Ce fut toujours le rôle des bourreaux que d’unir par
un fleuve de sang la vérité intacte aux vérités que nous
ne croyons pas toutes pures. Un Hitler n’a peut-être pas
d’autre mission en ce monde que d’enseigner à des hom-
mes séparés par la doctrine et par la race, qu’ils ne relè-
vent de la même haine que parce qu’ils relèvent du
même amour.

Et songeant que c’était à cet endroit de la terre que
Pascal, une nuit, échangea avec son Seigneur des paroles
qui nous brûlent encore[7][7] Allusion au « Mémorial de Pascal » , écrit la nuit du 23 novembre 1654., je me disais que tout le mal sorti
de Port-Royal-des-Champs avait été peut-être compensé
par ce seul témoignage, par le tête-à-tête de Blaise Pas-
cal[8][8] Blaise Pascal (1623-1662) ne fut pas des « Messieurs de Port-Royal » ou « Solitaires » , mais il fut proche de ce milieu janséniste, notamment par le fait que sa sœur, Jacqueline, fut religieuse à Port-Royal. et du Sauveur, par cette confrontation avec son Dieu
d’une personne qu’un nom désigne, chargée de son des-
tin différent de tous les autres destins.

Avec son Dieu, non le Dieu de Calvin[9][9] Jean Calvin (1509-1564), participa à la Réforme initiée par Luther en insistant, notamment, sur le thème de la prédestination que l’on retrouve dans le jansénisme., de Jansénius[10][10] Né en 1685, Jansénius fit ses études à Louvain et à Paris. Évêque d’Ypres de 1636 à sa mort en 1638. Ses thèses, développées dans L’Augustinus, furent condamnées en 1653.,
ni même l’Etre tel que le conçoit un Docteur de l’Église,
mais tel qu’il se manifeste lorsqu’il parle à l’un de nous
et qu’il s’établit au centre d’une pauvre histoire, d’un
humble drame individuel.

Autour de ce colloque, des furieux renversent les
murailles, violent les tombes, dispersent les cendres ; et
quand il ne reste plus rien que les peupliers, les hautes
herbes et le vent, nous percevons encore, après des siècles,
dans ce clair dimanche de juin, la réponse adorable
que Pascal entendit ici-même, un soir de novembre : « Je
t’ai aimé plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures[11][11] Citation du « Mystère de Jésus » (Pensées, B. 553, L.739). Pascal écrit plus exactement : « Je t’aime plus ardemment… » .. »

Le vieux Roi[12][12] Louis XIV avait 72 ans en 1710. ne savait pas que dans ce Port-Royal
désolé par ses fossoyeurs, deux voix : celle d’un homme
et celle d’un Dieu, continueraient de se répondre dans
les branches, et que sa fureur tout espagnole d’exhumer
des religieuses endormies n’interromprait jamais le dialo-
gue de feu.

« Avec toutes sortes d’indécences[13][13] Citation du Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre Bayle tirée de l’article consacré à Mélampus : « La fureur qui les saisit fut si enragée qu’elles [les trois filles de Prœtus] coururent les champs avec toutes sortes d’indécences » . Voir Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, éd. augm. de notes extraites de Chaufepié, Joly, La Monnoie, Leduchat, L.-J. Leclerc, Prosper Marchand, etc, 16 tomes, Desoer, 1820-1824, t. X, p. 371. » , ces corps sacrés,
quelques-uns encore dans leurs habits, furent entassés, et
alentour rôdaient les chiens. Ce crime s’accomplit en ce
mois de novembre 1710 qui ramenait justement l’anniver-
saire de la nuit où Pascal pleura de joie[14][14] Le lundi 23 novembre 1654. Pascal écrit dans le « Mémorial » : « Joie, joie, joie, pleurs de joie. » .

Les saisons règnent maintenant sur la vallée sau-
vage qui, selon l’inoubliable mot du marquis de Pom-
ponne[15][15] Jean Touzot note : « Simon Arnauld, marquis de Pomponne (1618–1699), ambassadeur de Louis XIV, puis son secrétaire d’État aux Affaires étrangères, était apparenté à Port-Royal par son père Arnauld d’Andilly et par son oncle Antoine, dit le grand Arnauld » (JMP, p. 204)., « avait eu le malheur de déplaire à Sa Majesté[16][16] Mot cite par Sainte-Beuve dans son Port-Royal, 7 tomes, Hachette, 1867, t. VI : « Le Port-Royal finissant (suite) » , p. 237. » .
Tandis que les cendres impalpables des victimes atten-
dent la résurrection, nous demeurons un peu à l’écart de
la foule des dimanches, assis dans l’herbe de juin qui
recouvre la terre apaisée à l’endroit même où Jean
Racine, aux pieds de M. Hamon[17][17] Note de Jean Touzot (JMP, p. 204) : « Jean Hamon (1618–1687), médecin, écrivain et solitaire de Port-Royal des Champs, fut l’un des maîtres de Racine, lequel s’attacha tellement à lui qu’il souhaita être inhumé « au pied de sa fosse » . En 1711, les restes du poète furent transférés à Paris, en l’église Saint-Étienne du Mont, tout près de ceux de Pascal. » , ne repose plus.

Pourquoi, sur le chemin du retour, n’était-ce pas
une parole prononcée ici qui me hantait, mais une autre
tombée des lèvres de ce saint espagnol, Jean de la Croix[18][18] Jean de la Croix (1542–1591), saint et mystique espagnol. Il fut proclamé docteur de l’Église en 1926.,
un siècle avant Pascal, et qui est tellement faite pour
nous attendrir, mais aussi pour nous terrifier si nous
avons subi la fascination de la Force ? « Au soir de cette
vie, vous serez jugé sur l’amour[19][19] Jean Touzot corrige légèrement cette citation : « « A la fin du jour, c’est sur l’amour qu’on vous examinera. » (Les Maximes, 80, in Les Œuvres spirituelles du Bienheureux Père Jean de la Croix, traduction du R.P. Cyprien, Desclée de Brouwer, 1949, p. 1306.) » (JMP, p. 204).. »

Il est vrai que c’est parfois l’amour qui nous pousse
à une violence injuste. Et l’auteur des Provinciales[20][20] Œuvre polémique écrite par Blaise Pascal en 1657–58 (sous un pseudonyme) pour défendre son ami janséniste, Antoine Arnauld. Elle avait pour titre original : Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces pères.
lui-même… Tout homme qui construit, qui fonde, fût-ce
par le fer et par le feu, c’est que la haine seule ne l’anime
pas. Telle sera peut-être la ruse dernière de la miséricorde
que dans nos fureurs les plus folles et que dans les excès
et dans les abus de la force, elle saura découvrir une
étincelle d’amour.

François Mauriac,
de l’Académie française.


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