Tricheurs

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François Mauriac Tricheurs Le Figaro 1, 3 1937-06-24 Paris Le Figaro

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Jeudi 24 juin 1937 Le Figaro CHRONIQUE TRICHEURS Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

LES dures maximes de MachiavelNicolas Machiavel (en italien Niccolò Macchiavelli) (1469-1527), penseur et théoricien politique de la Renaissance, dont la réputation au vingtième siècle, dû sans doute à la simplification que l’on a faite de ses idées plutôt complexes, est inséparable de ce qu’on a baptisé le machiavélisme dans son sens le plus péjoratif : c’est-à-dire, un cynisme dépourvu d’idéal et de moralité, employé surtout comme fondement de la raison d’état et comme base doctrinaire du totalitarisme. C’est surtout dans Le Prince (en italien Il Principe) (1513, publié en 1532), espèce de bréviaire d’instruction adressé à Lorenzo de Médicis, que ces idées sont supposées trouver leur expression la plus achevée. Machiavel, ou l’image simple de lui qu’on vient de décrire, détient une place importante dans ce qu’il faudrait appeler la mythologie politique de Mauriac, influente surtout dans la rédaction de son pamphlet anti-fasciste et anti-nazi Le Cahier noir (1943), où il déclare : Nous avons fait notre choix ; nous parions contre Machiavel (OC, XI, 367). Présente déjà dans Tricheurs (qui semble renfermer la première référence mauriacienne au penseur italien) est l’association entre Machiavel et les grands dictateurs, à commencer par Mussolini. Le lien n’est pas imaginaire, car le futur Duce avait choisi Machiavel comme le sujet d’une thèse qu’il proposait présenter à l’Université de Bologne ; il a également contribué une préface à une édition du Prince. C’est un extrait de cette préface, lu par Mauriac dans l’Anthologie pour la nouvelle Europe, recueil de textes collaborationnistes signé Alfred Fabre-Luce (Plon, 1942) qui a fourni un des principaux germes du Cahier noir. Tricheurs préfigure tout ce développement. et de GuichardinFrançois Guichardin (en italien Francesco Guicciardini) (1483-1540), cadet de Machiavel et commentateur admiratif (1527-29) de ses Discours sur la première décade de Tite-Live (1513-19) ; auteur aussi d’une Histoire d’Italie (1537-1540). restent le bréviaire des hommes politiques de tous les partis, en tout temps et sous tous les régimes. Mais, avouées sous une dictature, elles demeurent secrètes dans les Républiques qui ne doivent jamais oublier qu’elles sont fondées sur la vertuPour ne prendre l’exemple que des deux grandes républiques nouvelles du monde moderne, l’américaine et la française, on peut s’accorder avec Mauriac que la vertu caractérise la rhétorique, au moins, de leurs fondateurs. Mais si Mauriac avait bien lu Machiavel, il aurait vu que la vertu est aussi un des grands thèmes du Prince, se combinant de façon subtile avec la fortune pour garantir le maintien du pouvoir politique..

Ce qui, aujourd’hui, rend les chrétiens si odieux à Machiavel, c’est qu’ils ne mêlent pas la morale et la politique pour la galerie, comme font la plupart des politiciens, mais par une conviction naïve et sincère.

Dans une démocratie, Machiavel pardonne aisément aux dirigeants l’usage qu’ils font en public des mots : droit, conscience, justice, pourvu qu’ils continuent leurs manœuvres occultes, en ne tenant compte que de la raison et de l’utilité.

Les chrétiens, eux, croient que la politique doit être vertueuse, et leur force vient de ce qu’il est difficile sur ce point de les combattre à visage découvert. Car un peu ple, vicieux dans ses individus, est vertueux pris en masse, et ne plaisante pas avec les principes.

Les cyniques ne réussissent que sous un régime d’autorité. L’étalage des beaux sentiments est essentiel au parlementarisme ; mais chacun sait ce qu’en vaut l’aune. Presque seuls, les esprits religieux de droite et de gauche n’étalent rien au dehors s’ils ne le portent aussi dans le cœur.

Il serait curieux de demander à des individus de la famille de Mussolini et d’Hitler leur opinion sur ce conseil de Guichardin : N’entrez jamais en lutte avec la religion ni avec les choses qui paraissent dépendre de Dieu ; elles ont trop de force dans l’esprit des sotsCitation non encore identifiée. Ils s’accorderaient sans doute sur la vérité d’une telle maxime et nous expliqueraient pourquoi ils ont été contraints de n’en pas tenir compte : c’est que l’arme spirituelle leur paraît également redoutable entre les mains de ceux qui l’utilisent pour des fins politiques, et chez les croyants sincères qui la brandissent en regardant le ciel et dans le mépris de ce monde.

L’idéologie révolutionnaire pose aux hommes d’extrême gauche le même problème que la religion aux hommes d’extrême droite. Staline est obligé de traiter ses trotskystes comme Hitler et Mussolini leurs chrétiens. Il est vrai que ce dernier semble couvrir d’une aile indulgente ceux que son allié de Berlin persécuteC’est à la persécution nazie du christianisme que Mauriac se réfère ici. Il pense sans doute à la résistance, entre 1934 et 1936, incarnée par Martin Niemoeller, Dietrich Bonhoeffer et Karl Barth, aux tentatives hitlériennes de nazifier l’église luthérienne, et aux protestations courageuses de ces trois hommes contre l’idéologie du Reich.. Mais on verra peut-être un jour qu’il existe pour l’Église un péril plus grave que d’être persécutée par les dictateurs, c’est d’être protégée par euxL’exemple auquel Mauriac pense ici est sans doute Franco, qui était en train de compromettre l’Église par sa Croisade en Espagne. Comme Mauriac a dit à son fils aîné : Franco a fait que des millions d’Espagnols voient dans le Christ l’Ennemi No. 1 (Claude Mauriac, Conversations avec André Gide, Albin Michel, 1951, p. 107)..

En vérité, spirituels et politiques ne forment pas des camps si tranchés : les deux familles d’esprits se rejoignent souvent dans un même hommeUn même homme : cf. le Maître de Moscou et de Berlin in Le Démon de l’Espagne, Le Figaro, samedi 9 janvier 1937, p. 1., et chacun de nous connaît bien ce débat entre l’intelligence et le cœur. Dans un monde où tous les dés sont pipés, tous les mots détournés de leur sens, où Dieu et le Diable servent à toutes fins, c’est une grande tentation que de se méfier des sentiments et de ne plus considérer que les faits et les résultats. De toutes parts le men songe nous cerne. Quiconque fait allusion aux crimes de son propre parti, passe pour un imbécile ou pour un traître. Quand l’Humanité publie un article intitulé : Paix du ChristArticle non encore identifié., aucun rire, même étouffé, ne fuse à gauche. Quand Staline (qui sans doute ignore le principe de Machiavel : Les cruautés doivent être commises toutes à la fois pour que leur amertume se faisant moins sentir, elles irritent moinsLe Prince, Chapitre 8., continue de mettre en coupe réglée la postérité de Lénine, la Maison de la Culture, où chacun ronge son os, garde un silence profond1936-1937 marqua l’apogée de la purge stalinienne des élites léninistes, y compris le plus grand écrivain russe de son temps, Maxime Gorki, supposé mort de causes naturelles en juin 1936 mais sujet, à l’époque où Mauriac écrivait cet article, de rumeurs qui suggéraient le contraire.. Et quand Berlin et Rome triomphent à BilbaoCf. Pour le peuple basque, Le Figaro, 17 juin 1937, p. 1., la moitié de la France applaudit à grands crisVictor Hugo, Lorsque l’enfant paraît…, Les Feuilles d’automne (1831) : Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille / Applaudit à grands cris..

Sur ce théâtre truqué où nous nous débattons, au milieu d’un peuple immense de tricheurs, n’y a-t-il pas quelque péril à errer vêtu seulement de probité candide et de lin blancVictor Hugo, Booz endormi, La Légende des Siècles, 1859 : Vêtu de probité candide et de lin blanc. ? Saint-SimonLouis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755), aristocrate français et auteur de volumineux Mémoires posthumes qui racontent la vie à la Cour royale. écrit du maréchal de NoaillesAdrien Maurice de Noailles, 3e duc de Noailles (1678-1766), grand ennemi de Saint-Simon qui ne lui pardonna jamais une promotion précoce au sein de son régiment. qu’avec la noirceur des grands criminels il n’avait même pas la vertu qu’il faut pour exécuter de grands crimesAllusion à la dernière partie de la phrase suivante, tirée d’une longue attaque contre le duc de Noailles dans les Mémoires de Saint-Simon (t. X, ch. 2) : Un homme en apparence si ouvert, si aimable, si fait exprès pour jeter de la poudre aux yeux des plus réservés, pour montrer si naturellement tout ce qui peut engager de tous les côtés possibles, et pour en donner jusqu’en capacité de toutes les sortes les plus avantageuses impressions, qui en même temps ne pense que pour soi, ne fait aucun pas, quelque futile ou indifférent qu’il paroisse, qui n'ait rapport à son objet, qui pense toujours sombrement, profondément, à qui nul moyen ne coûte, qui avale la trahison et l’iniquité comme l’eau, qui sait imaginer, ourdir de loin, et suivre les plus infernales trames, est un de ces hommes que la miséricorde de Dieu a rendus si rares, qui, avec la noirceur des plus grands criminels, n’a pas même ce que, faute d’expression, on appelle la vertu qu’il faut pour exécuter de grands crimes, mais rassemble en soi pour les autres les plus grands dangers, et ne leur plaît que pour les perdre, comme les sirènes des poëtes... On peut dire, en revanche, que certains chrétiens avec tout le prestige de la vie la plus pure, n’ont même pas en eux l’once qu’il faudrait de méchanceté pour déjouer les intrigues des méchants.

(Suite page 3, colonne 1) SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE TRICHEURS

Tel est le va-et-vient de nos réflexions, dans un temps où nous sommes à chaque instant pressé de prendre parti, où la moindre parole, le moindre geste sont aussitôt exploités, maquillés, et où enfin un homme sincère ne pourra bientôt plus qu’aspirer à la retraite, et rêver du Silence comme d’une patrie perdue.

François Mauriac, de l’Académie française.