Ténèbres

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François Mauriac Ténèbres Temps présent 1 1938-04-15 Paris Temps présent

Vendredi 15 avril 1938 Temps présent BILLET TÉNÈBRESArticle non repris. par François MAURIAC.

Se changer soi-même plutôt que l’ordre du mondeMa troisième maxime étoit de tâcher toujours [150] plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde », Descartes, Discours de la méthode (1637), 3ème partie. Cette sentence philosophique prend pour nous une signification profonde dans les ténèbres de ce Vendredi-Saint 1938.

Nous nous battons autour de la Croix. Encore faut-il que cette lutte en prolonge une autre au dedans de nous. Tout sera victoire au dehors si nous ignorons la défaite intérieure. Cette semaine nous oblige à détourner notre attention de ces débats tragiques et confus où nous sommes engagés, et à la concentrer sur le principe et sur la fin, sur l’alpha et sur l’oméga de la destinée du monde et de notre destin particulier.

Existe-t-il un ordre de la société humaine, un ordre permanent, conforme à cette prédication du Fils de l’homme, à cette annonce d’un royaume qui est déjà au dedans de nousLe royaume de Dieu est au-dedans de vous (Lc, 17, 21)., à ce retour qui est procheOui, mon retour est proche ! (Ap, 22, 20)., à ce jugement des vivants et des mortsIls en rendront compte à celui qui est prêt à juger vivants et morts (1 P, 4, 5). ?

Et nous qui osons parler, écrire à la lumière de cette vie, de cette mort et de cette résurrection, avons-nous su établir, dans nos vies, sinon une concordance, du moins un effort pour que la Croix apparente que nous y dressons, ne fasse pas sourire ceux qui nous connaissent ?

Certes, nous avons raison de crier que ce n’est pas au nom de la vraie Croix que l’Espagne va être épuréePhrase épinglée dans L’Action française et confrontée à une déclaration de Pie XI, répondant le 18 avril à un télégramme du général Franco : Heureux de sentir vibrer dans l’hommage de Votre Excellence la voix authentique de l’Espagne catholique. Voir A. F., Deux textes, L’Action française, 20 avril 1938, p. 2.… Mais la vraie Croix, la possédons-nous mieux que les autres ? Est-ce elle vraiment que nous désirons et que nous aimons ? Si j’écris nous, c’est par pudeur… Ce n’est pas le moindre péché de l’écrivain qui se dit chrétien que de faire de la Croix l’objet de son discours, la chose dont il parle…

… Pensons, cette nuit, à ceux qui sont couchés sur elle et qui ne la voient pas — à ceux qui l’insultent et ignorent qu’ils y sont cloués — à tous ces martyrs dans les ténèbres.