Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Ténèbres

Vendredi 15 avril 1938
Temps présent

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BILLET

TÉNÈBRES[1][1] Article non repris.

par François MAURIAC.

« Se changer soi-même plutôt que l’ordre du monde[2][2] « Ma troisième maxime étoit de tâcher toujours [150] plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde » », Descartes, Discours de la méthode (1637), 3ème partie.… » Cette sentence philosophique prend pour nous une signification profonde dans les ténèbres de ce Vendredi-Saint 1938.

Nous nous battons autour de la Croix. Encore faut-il que cette lutte en prolonge une autre au dedans de nous. Tout sera victoire au dehors si nous ignorons la défaite intérieure. Cette semaine nous oblige à détourner notre attention de ces débats tragiques et confus où nous sommes engagés, et à la concentrer sur le principe et sur la fin, sur l’alpha et sur l’oméga de la destinée du monde et de notre destin particulier.

Existe-t-il un ordre de la société humaine, un ordre permanent, conforme à cette prédication du Fils de l’homme, à cette annonce d’un royaume qui est déjà au dedans de nous[3][3] « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Lc, 17, 21)., à ce retour qui est proche[4][4] « Oui, mon retour est proche ! » (Ap, 22, 20)., à ce jugement des vivants et des morts[5][5] « Ils en rendront compte à celui qui est prêt à juger vivants et morts » (1 P, 4, 5). ?

Et nous qui osons parler, écrire à la lumière de cette vie, de cette mort et de cette résurrection, avons-nous su établir, dans nos vies, sinon une concordance, du moins un effort pour que la Croix apparente que nous y dressons, ne fasse pas sourire ceux qui nous connaissent ?

Certes, nous avons raison de crier que ce n’est pas au nom de la vraie Croix que l’Espagne va être « épurée » [6][6] Phrase épinglée dans L’Action française et confrontée à une déclaration de Pie XI, répondant le 18 avril à un télégramme du général Franco : « Heureux de sentir vibrer dans l’hommage de Votre Excellence la voix authentique de l’Espagne catholique. » Voir A. F., « Deux textes » , L’Action française, 20 avril 1938, p. 2.… Mais la vraie Croix, la possédons-nous mieux que les autres ? Est-ce elle vraiment que nous désirons et que nous aimons ? Si j’écris « nous » , c’est par pudeur… Ce n’est pas le moindre péché de l’écrivain qui se dit chrétien que de faire de la Croix l’objet de son discours, la chose dont il parle…

… Pensons, cette nuit, à ceux qui sont couchés sur elle et qui ne la voient pas — à ceux qui l’insultent et ignorent qu’ils y sont cloués — à tous ces martyrs dans les ténèbres.



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