Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Tabernacles vivants

Vendredi 25 novembre 1938
Temps présent

Page 1

BILLET

Tabernacles vivants[1][1] Article repris dans Journal III (in JMP, p. 211).

par François MAURIAC.

Je voudrais revenir sur une réflexion trop amère de mon dernier billet[2][2] C’est-à-dire le billet intitulé « Linge sale » , consacré à Bernard Faÿ. : s’il est vrai que « je ne me fais plus guère d’illusions sur les hommes » , il est vrai aussi qu’à l’âge où me voilà parvenu, la preuve qui vaut surtout pour moi, le témoignage en faveur de la vérité chrétienne dont je me sens le plus frappé, c’est la présence visible de la Grâce dans certaines âmes. Peut-être suis-je mieux placé que beaucoup d’hommes pour en juger, à cause de la diversité des êtres avec lesquels j’entre en rapport.

Souvent, le soir, je prends conscience des contradictions de ma vie en rapprochant les noms et les visages des personnes que j’ai vues dans la journée. J’avance sur la ligne de partage des eaux, de partage des âmes. L’inégalité sociale, si frappante, dans le monde visible, qu’est-elle donc au prix de l’inégalité dans le monde spirituel ?

Quelquefois, l’homme « arrivé » , plein de soucis matériels, de projets, possédé tout entier par son œuvre profane — trop profane hélas ! — écoute le jeune homme ou l’assistante sociale assise en face de lui, et qui le croit peut-être indifférent ou lointain. Non, il est attentif au contraire, moins sans doute aux propos tenus, qu’à leur source très cachée, mais qu’il entend sourdre sous chaque parole, à ce feu tout intérieur, mais dont chaque mot est comme embrasé.

« Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure[3][3] Parole du Christ (Jn, 14, 23). » . Vous avez beau dire : cela tombe sous le sens qu’il existe des tabernacles vivants, et que parfois, au cours d’une conversation, sans remuer les lèvres, nous soyons obligés d’adorer la présence visible de Dieu dans un homme.



Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)