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Nous feignons de croire que la critique des
écrivains vivants est possible, mais nous savons
que le plus souvent elle est un leurre et que
l’art du critique consiste à tourner autour de ce
qu’il doit taire, à ne pas voir, à ne pas ramasser
la grosse clef que l’auteur insouciant à chaque
page lui jette.
Que ce soit par charité, discrétion, pudeur ou
prudence, reconnaissons qu’il serait difficile
d’étudier, sans cet aveuglement volontaire,
l’espèce d’écrivains dont toutes les pensées,
grandes et petites, viennent du cœur et sont
d’origine viscérale. Mais l’étrange est que pres
que
toujours les écrivains objectifs
, ceux
qui ne se livrent pas dans leurs ouvrages, ne
bénéficient pas moins de cette discrétion, et
que la critique témoigne à leur sujet de la
même gentillesse myope ou de la même rosse
rie
sans portée.
J’y songeais ces jours-ci à propos de Jean
Giraudoux
d’
n’a mis l’accent sur la virulente passion qui
anime tout ce théâtre : celle même qui embrase
les visages charmants et terribles qu’a peints
La Tour
pelle
par une ressemblance dont je suis saisi
et enchanté, à chacune de nos rencontres.
Il n’est pas jusqu’au nuage dont l’auteur
d’
les ruses auxquelles avait recours la gent ency
clopédiste.
Mais pour notre ami il ne s’agit plus
de ménager le roi très chrétien, ni les jésuites,
ni le bénin M. de MalesherbesChrétien Guillaume Lamoignon de Malesherbes (1721–1794), premier président de la Cour des aides et directeur de la librairie (1750) qui favorisa l’
diapré autour de ses audaces ne le protège con
tre
personne. Il est la condensation même de la
poésie dont il s’enchante et où il se complaît,
au point d’en oublier la passion qui le tient.
Quelle passion ? Les dieux l’irritent. Les
dieux… Est-ce assez dire ? Je n’ai pas sa
sous la main. Je crois bien qu’il n’a rien écrit
de plus fort au théâtre que cette pièce qui fut
un demi-échec. Ici, il se mesurait avec son véri
table
adversaire ; il l’appelait par son nom qui
n’est pas Jupiter. C’est autour du Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacobhommes d’Israël
(
danse redoutable, — autour du Dieu de douceur
et de consolation, celui vers qui le psalmiste
élève cette plainte si peu giralducienne : Le
sacrifice selon Dieu, c’est un esprit brisé… Le
cœur contrit et brisé, vous ne le méprisez
jamais
Tous les gracieux coups de patte que Girau
doux
prodigue ailleurs à Jupiter, ne visent-ils
pas Celui qu’une seule fois il a attaqué de front,
sans bassesse ni haine, il va sans dire : son
œuvre, c’est l’esprit du dix-huitième siècle fran
çais,
mais épuré et décanté, aux prises avec
l’Ange. Quel progrès ! Notre Voltaire ne serait
plus capable d’écrire ni de penser : Écrasons
et son sourire ne nous semble plus
l’infâme
hideux, mais ravissant : c’est le sourire de Jean
Giraudoux.
Aucun parti en France ne sait tirer parti de
ses richesses. Giraudoux est la fleur unique de
ce que nos maîtres dévots appelaient l’école
sans Dieu. Or, cette école, en quête depuis un
demi-siècle d’une morale, a toujours compté,
pour la découvrir, sur des professeurs en Sor
bonne
et sur des inspecteurs d’académie… Que
n’a-t-elle eu recours à ce lauréat du lycée de
Châteauroux qui, dans la cour de récréation,
s’amuse à lancer contre le ciel des flèches enru
bannées ?
Est-ce à moi de leur donner l’idée du
magnifique petit catéchisme humaniste que
recèle l’œuvre, et surtout le théâtre, de Jean
Giraudoux ?
Petit catéchisme de terre, bien sûr, et qui, à
l’usage, se briserait contre l’autre. Car l’esprit
de Giraudoux heurte de son tranchant une
pierre dure contre laquelle la sagesse grecque
déjà s’est émoussée : cette pierre originelle, ce
péché ; il se fie à la nature et ne sait pas qu’elle
est blessée : Quand l’homme va droit, il se
Il n’empêche
déforme, écrit Chesterton. Quand il suit le bout
de son nez, il se casse le nezThe World St. Francis Found
) de la biographie que G. K. Chesterton consacra au saint (
que le petit catéchisme giralducien serait une
merveille. Et, même réduit en poudre par l’au
tre,
les débris en seraient précieux et utiles aux
enfants des hommes.