Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Sourire de Jean Giraudoux

Samedi 14 août 1937
Le Temps

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TRIBUNE LIBRE

Le Sourire de Jean Giraudoux[1][1] Cet article a été repris dans : OC, XI, 242-244 ; J3, p. 7-11 ; et JMP, p. 227-229.

Nous feignons de croire que la critique des écrivains vivants est possible, mais nous savons que le plus souvent elle est un leurre et que l’art du critique consiste à tourner autour de ce qu’il doit taire, à ne pas voir, à ne pas ramasser la grosse clef que l’auteur insouciant à chaque page lui jette.

Que ce soit par charité, discrétion, pudeur ou prudence, reconnaissons qu’il serait difficile d’étudier, sans cet aveuglement volontaire, l’espèce d’écrivains dont toutes les pensées, grandes et petites, viennent du cœur et sont d’origine viscérale. Mais l’étrange est que presque toujours les écrivains « objectifs » , ceux qui ne se livrent pas dans leurs ouvrages, ne bénéficient pas moins de cette discrétion, et que la critique témoigne à leur sujet de la même gentillesse myope ou de la même rosserie sans portée.

J’y songeais ces jours-ci à propos de Jean Giraudoux[2][2] Jean Giraudoux (1882-1944) romancier et dramaturge, son œuvre fonde les grands thèmes classiques et les préoccupations modernes dans un univers précieux, fait d’humour et de fantaisie. Giraudoux et Mauriac partagent le même éditeur : Grasset., en relisant deux scènes magistrales d’Amphitryon 38[3][3] Amphitryon 38, pièce de théâtre en 3 actes, date de 1929 et serait, d’après l’auteur, la 38ème version d’Amphitryon. Elle est représentée pour la première fois le 8 novembre 1929 à la Comédie des Champs-Élysées dans une mise en scène de Louis Jouvet.. Personne, à ma connaissance, n’a mis l’accent sur la virulente passion qui anime tout ce théâtre : celle même qui embrase les visages charmants et terribles qu’a peints La Tour[4][4] Maurice Quentin de La Tour (1704-1788) pastelliste français, célèbre pour ses portraits plein de vie., — visages que celui de Giraudoux rappelle par une ressemblance dont je suis saisi et enchanté, à chacune de nos rencontres.

Il n’est pas jusqu’au nuage dont l’auteur d’Électre[5][5] Électre, pièce de théâtre en deux actes, est représentée pour la première fois le 13 mai 1937 au Théâtre de l’Athénée dans une mise en scène de Louis Jouvet. enveloppe sa moquerie qui ne rappelle les ruses auxquelles avait recours la gent encyclopédiste. Mais pour notre ami il ne s’agit plus de ménager le roi très chrétien, ni les jésuites, ni le bénin M. de Malesherbes[6][6] Jean Touzot donne la note suivante (JMP, p. 228) : « Chrétien Guillaume Lamoignon de Malesherbes (1721–1794), premier président de la Cour des aides et directeur de la librairie (1750) qui favorisa l’Encyclopédie, fut le destinataire des quatre Lettres à M. le Président de Malesherbes de J.-J. Rousseau (1779). Il fut l’avocat de Louis XVI à son procès et mourut sur l’échafaud. » : le beau nuage diapré autour de ses audaces ne le protège contre personne. Il est la condensation même de la poésie dont il s’enchante et où il se complaît, au point d’en oublier la passion qui le tient.

Quelle passion ? Les dieux l’irritent. Les dieux… Est-ce assez dire ? Je n’ai pas sa Judith[7][7] Judith (1931), pièce en trois actes. sous la main. Je crois bien qu’il n’a rien écrit de plus fort au théâtre que cette pièce qui fut un demi-échec. Ici, il se mesurait avec son véritable adversaire ; il l’appelait par son nom qui n’est pas Jupiter. C’est autour du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob[8][8] Formule juive traditionnelle (voir Ex, 3, 6 et 15 par exemple) reprise par saint Pierre en s’adressant aux « hommes d’Israël » (Ac, 3, 13). qu’il menait sa danse redoutable, — autour du Dieu de douceur et de consolation, celui vers qui le psalmiste élève cette plainte si peu giralducienne : « Le sacrifice selon Dieu, c’est un esprit brisé… Le cœur contrit et brisé, vous ne le méprisez jamais[9][9] Ps, 51, 19.… »

Tous les gracieux coups de patte que Giraudoux prodigue ailleurs à Jupiter, ne visent-ils pas Celui qu’une seule fois il a attaqué de front, sans bassesse ni haine, il va sans dire : son œuvre, c’est l’esprit du dix-huitième siècle français, mais épuré et décanté, aux prises avec l’Ange. Quel progrès ! Notre Voltaire ne serait plus capable d’écrire ni de penser : « Écrasons l’infâme[10][10] Devise favorite de Voltaire (1694-1778) dont il se servait à partir de 1760 pour signer de nombreuses lettres. ! » et son sourire ne nous semble plus hideux, mais ravissant : c’est le sourire de Jean Giraudoux.

Aucun parti en France ne sait tirer parti de ses richesses. Giraudoux est la fleur unique de ce que nos maîtres dévots appelaient l’école sans Dieu. Or, cette école, en quête depuis un demi-siècle d’une morale, a toujours compté, pour la découvrir, sur des professeurs en Sorbonne et sur des inspecteurs d’académie… Que n’a-t-elle eu recours à ce lauréat du lycée de Châteauroux qui, dans la cour de récréation, s’amuse à lancer contre le ciel des flèches enrubannées ? Est-ce à moi de leur donner l’idée du magnifique petit catéchisme humaniste que recèle l’œuvre, et surtout le théâtre, de Jean Giraudoux ?

Petit catéchisme de terre, bien sûr, et qui, à l’usage, se briserait contre l’autre. Car l’esprit de Giraudoux heurte de son tranchant une pierre dure contre laquelle la sagesse grecque déjà s’est émoussée : cette pierre originelle, ce péché ; il se fie à la nature et ne sait pas qu’elle est blessée : « Quand l’homme va droit, il se déforme, écrit Chesterton. Quand il suit le bout de son nez, il se casse le nez[11][11] Citation du 2e chapitre (intitulé « The World St. Francis Found » ) de la biographie que G. K. Chesterton consacra au saint (St. Francis of Assisi, Hodder and Stoughton, 1923, p. 110). Le livre fut traduit en français sous le titre Saint François d’Assise par Isabelle Rivière et parut dans la collection du Roseau d’or chez Plon en 1925.. » Il n’empêche que le petit catéchisme giralducien serait une merveille. Et, même réduit en poudre par l’autre, les débris en seraient précieux et utiles aux enfants des hommes.

FRANÇOIS MAURIAC


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