La Source

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François Mauriac La Source Le Temps 1 1937-10-17 Paris Le Temps

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Dimanche 17 octobre 1937 Le Temps TRIBUNE LIBRE La SourceArticle repris dans le Journal III (JMP, p. 215-17). Mauriac a supprimé le dernier paragraphe.

Le chroniqueur musical de la Nouvelle Revue françaiseIl s’agit de l’article de Boris de Schloezer dans la Nouvelle Revue française d’octobre 1937, Défense de la musique. Schloezer, un admirateur de la musique moderne, s’en prend tout de même à Robert Bernard qui, dans un article dans La Revue musicale (août 1937) veut que le compositeur étudie les problèmes de l’heure et ait le souci d’y répondre. Selon Bernard ceux qui vouent un culte à Mozart cherchent surtout un refuge, une sorte de paradis artificiel qui leur permette d’oublier l’exigeante réalité et de jouir ne fût-ce que quelques temps encore, envers et contre tout. Pour l’époque où Mauriac a découvert Mozart, voir les Nouveaux Mémoires intérieurs (OA, p. 754). Voir aussi Musique, Gringoire, le 28 mai 1937. méprise fort cette espèce de gens qui écoutent de la musique pour en retirer du plaisir. Il soupçonne surtout de ce crime les fanatiques de Mozart, ces ignorants convertis de fraîche date qui, selon lui, dans la musique ne cherchent que l’oubli et font tourner un disque comme ils se piqueraient, pour fuir le réel, pour se divertir au sens pascalienLe divertissement est un des grands thèmes des Pensées de Pascal. Il en donne la définition suivante : La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. (B.171, L.414)..

Nous ne saurions trop recommander à notre censeur de relire la lettre que Pascal, justement, écrivait à Mlle de RoannezCharlotte (de Roannez) de La Feuillade (1632-83) avait brûlé ses lettres au moment de mourir et il n’en reste que neuf extraits. en décembre 1656. Il y verrait que même les JansénistesMouvement religieux complexe et ensuite politique opposé à l’évolution de l’église catholique et à l’autorité romaine, il se développa en France surtout aux 17e et 18e siècles. cédaient à une certaine douceur plus forte qu’aucune autre lorsqu’ils se convertissaient : à une délectation. On ne quitte les plaisirs, écrit Pascal à la jeune fille, que pour d’autres plus grands…Extrait d’une lettre de Pascal à M. et à Mlle de Rouannez VII (novembre ou décembre 1656), in Œuvres de Blaise Pascal, publiées par Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, t. VI, Hachette, 1914, p. 219-22 (p. 220-21).

Ce n’est pas blasphémer que de rapprocher de la délectation victorieuse de la GrâceLe concept de la délectation glorieuse (delectatio victrix) se trouve dans la pensée de Saint Augustin (Du mérite, de la rémission des péchés et du baptême des petits enfants, livre 2 : Tous les hommes sont pécheurs, chapitre 19). ce ravissement que tous les mozartiens connaissent, car ces deux états sont très loin d’être étrangers l’un à l’autre et il n’est pas sans exemple que le second nous ramène au premier. On est gêné de rappeler au chroniqueur d’une revue excellente qu’il y a plaisir et plaisir, divertissement et divertissement, et que si des tziganes, un jazz m’entraînent hors de moi-même, Mozart, aussi léger, aussi gamin (a)(a) farceur ms. qu’il puisse être à ses heures, m’y ramène et m’y retientMauriac se méfia toujours de jazz. Voir, par exemple, la description de l’orchestre dans le bar de la Rue Duphot dans Le Désert de l’amour, OC, I, 847.. (b)(b) Si une musique tzigane m’entraîne hors de moi-même Mozart m’y ramène de couleurs. Il est vrai que nous y avons reconnu pour fuir ce qui s’appelle le réel mais il s’agit d’une fuite à l’intérieur vers une réalité plus profonde. ms. (c)(c) Si un orchestre tzigane m’entraîne hors de moi-même, Mozart m’oblige à y rentrer. Avec lui il s’agit d’une fuite à l’intérieur, vers ma réalité la plus profonde ts. add.

Cela est si vrai qu’il n’existe pas de joie plus triste, si j’ose dire, que celle que nous lui devons, presque insoutenable parfois. Car il s’agit toujours d’une confrontation en nous avec ce qui est perdu, et qui ne pourra être sauvé que grâce à un miracle de l’amour divinAllusion à ce que dit Jésus après avoir dîné chez Zachée, ce chef des publicains tant haï parce qu’il travaillait pour le compte des Romains et s’enrichissait sur le dos de ses compatriotes : le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (Lc, 19, 10). Ce qui était perdu est d’ailleurs le titre d’un roman de Mauriac publié chez Grasset en 1930., — confrontation de l’homme chargé d’une longue vie coupable, criminelle peut-être, avec l’enfant qu’il fut ; de la créature fourvoyée dans de basses souffrances avec la joie qui était sa vocation, cette joie pour laquelle elle avait été créée et était venue en ce monde.

La musique de Mozart est une remontée délicieuse mais exténuante vers les sourcesL’image d’une remontée vers les sources était chère à Mauriac. Il s’en était déjà servi dans son essai Le Romancier et ses personnages (1933) pour décrire ce qu’il cherchait à faire à travers son portrait de Louis dans Le Nœud de vipères (Grasset, 1932) : c’est l’histoire d’une remontée. Je m’efforce de remonter le cours d’une destinée boueuse, et d’atteindre à la source toute pure (ORTC, II, 851).. Quand nous étions enfants, entre toutes nos promenades il en était une dont on ne pouvait parler sans que je fusse inondé de bonheur et d’inquiétude : Nous allons aller aux sources de la Hure…Pour la Hure à St Symphorien et ses marécages inaccessibles voir les Nouveaux Mémoires intérieurs (Flammarion, 1965 ; OA, p. 674), ou, pour un souvenir plus romancé, Le Mystère Frontenac (Grasset, 1933), surtout le chapitre 9 (OC, II, 588-93). C’était le ruisseau qui coulait au bas de notre jardin. Nous partions fous d’espérance, bien que nous ne les eussions jamais atteintes, ces sources ! Mais il nous semblait impossible de ne pas les découvrir enfin… Et puis, une fois encore, nous nous perdions dans les fourrés inextricables, nous nous enlisions dans le marécage des prairies, et jamais nous ne pûmes, à genoux, toucher des lèvres et des mains, en écartant les fougères, l’eau glacée de notre enfance. (d)(d) je me méfie [ ?] je l’avoue d’un critique qui peut [ ?] alors si bassement. Pour prêter tant de méchanceté aux autres, il faut lui en avoir en soi quelques éléments biffé. Voir (h).

(e)(e) j’ai toujours entendu… add.Mon angoisse au retour de cette promenade, que de fois l’ai-je reconnue lorsque j’écoutais Mozart, — musique facile en apparence, départ aisé, plein de rires et d’appels perdus vers une source qui existe, qui est là tout près, au secret de nous-même, et déjà nous sentons sa fraîcheur sur nos visages en feu, nous respirons son odeur de menthe et de mousse mouillée ; mais non ! (f)(f)Phrases illisibles et biffées. La route en est perdue, à jamais perdue… Un seul raccourci nous y mènerait si nous étions digne de la suivre : la sainteté ; car le chemin de l’enfance où Mozart nous entraîne passe par Dieu. Le soupir de Rimbaud : Par la pureté on va à Dieu, déchirante infortuneCitation chère à Mauriac mais ici inexacte : C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté ! — Par l’esprit on va à Dieu ! Déchirante infortune ! (L’Impossible, Une saison en enfer) ! exprime bien cette sorte de douleur que donne l’échec spirituel, lié pour nous à la musique de Mozart.

J’ai toujours entendu à travers ce qu’il composa aux derniers jours de sa vie, par exemple dans l’andante du concerto pour clarinetteEn A majeur, 1791, K622, composé quelques mois avant sa mort. Le deuxième mouvement est un adagio., je ne sais quel tendre reproche à Dieu, une plainte d’enfant déçu, ces larmes de la créature quand elle se regarde et qu’elle se compare à ce qu’elle devait être dans la pensée du Créateur. Vivre, pour presque tous, c’est s’éloigner de ce paradis dont Mozart rassemble les voix, les rires, les chansons, en une musique déchirante et qui nous donne un plaisir parfois si terrible qu’il faut beaucoup de force et de courage pour l’écouter sans larmes.

Que nous voilà loin du vulgaire hédonisme, dont nous accuse le chroniqueur de la Nouvelle Revue française ! Et naturellement, il assure que notre culte est exclusif, comme si préférer avait le même sens qu’exclure ! Comme s’il était possible de détacher Mozart de Haendel, des Bach, des Haydn, de Beethoven, de Schubert, des Français qui l’ont précédé et de ceux qui l’ont suivi, de notre (g)(g) … Mozart des français qui l’ont précédé, de Haydn, de Haëndel, des Bach, de Schubert, de tous les autres et de ceux même d’aujourd’hui, de notre… ms. grand Fauré, des Pierné, des Roussel, des Paul Dukas, gloire de l’école françaiseGabriel Fauré (1863-1937) ; Gabriel Pierné (1845-1924) ; Albert Roussel (1869-1937) ; Paul Dukas (1865-1935)., de ceux dont j’ai parlé avec une légèreté coupable, dans un article d’humeurIl se peut que Mauriac se réfère à son article Musique dans Gringoire, le 28 mai 1937., un jour que le programme de la radio m’avait déçu, et que je regretterai toute ma vie ; les artistes nous sont tellement livrés que toute injustice à leur égard ressemble à une lâcheté. (h)(h) J’ai toujours cru que pour prêter une certaine espèce de méchanceté aux autres, il fallait en porter en soi quelques éléments biffé.

FRANÇOIS MAURIAC