Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Sieste

Jeudi 28 juillet 1938
Le Figaro

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CHRONIQUE

SIESTE[1][1] Article repris dans Journal III (in JMP, p. 198-199).

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française.

LES mouches innombrables font une rumeur de foule
humaine, un bruit d’émeute ou de mer : c’est,
entre les branches, et le ciel, la plainte d’un monde
sans conscience.

Heure de la sieste, où l’homme ne se sent pas libre
de renoncer au sommeil. Il faut rentrer, sentir contre sa
joue la cretonne fraîche du divan. Mais Paris, quitté
depuis quarante-huit heures, bourdonne encore en moi,
lui aussi, de toutes ses mouches : elles me harcèlent, de
droite et de gauche, patriotes qui n’aiment pas assez la
Patrie, pacifistes qui n’aiment pas assez la Paix, clercs
habiles à mettre la logique au service de leur passion,
théologiens qui suspendent le crime à une chaîne de syllo-
gismes.

N’y songe plus. Autour de la vieille maison que les
morts ont tant aimée, les arbres à fruits, cette année,
s’aident de béquilles, accablés qu’ils sont de pêches et de
prunes. Déjà les grappes de raisin écartent et soulèvent
les feuilles sulfatées dont un souffle doux m’apporte
l’odeur ; ce parfum de la vigne chauffée est lié dans mon
souvenir à la tristesse ardente des grandes vacances, quand
j’avais dix-sept ans.

Je ne savais pas alors qu’il existe un pauvre bonheur
possible. Ce qui est déchirant, c’est de voir comme je
le fais ici, c’est de sentir, de toucher que les hommes
pourraient être heureux — d’un bonheur menacé sans
doute, pénétré d’inquiétudes et de souffrances — mais
épreuves et joies, tout serait à la mesure humaine.

Le malheur qui nous menace n’est plus à notre me-
sure. Quelques hommes nous interdisent de vivre notre
vraie vie. Quels hommes ? Ceux qui feignent d’incarner
l’esprit de domination d’une race, sa volonté de puis-
sance. Au vrai, le levain de leur seul orgueil gonfle la
masse docile. Aux jeunes gens innombrables qui ne rêvent
que de jeux, de pain, de travail et d’amour, mais non pas
d’un empire, ils imposent des buts disproportionnés ; ils
substituent à l’humble et simple désir humain leurs ima-
ginations folles et terribles.

Qu’il est étrange que le destin d’une nation soit
lié non pas même à la volonté, mais à l’humeur d’un
seul homme ! Les mouvements d’humeur d’un individu,
même les plus fugitifs, s’inscrivent à jamais dans l’his-
toire de son peuple. Ainsi, l’Allemagne dévorante se
trouve accrochée tout à coup et pour toujours au flanc
de la maigre Italie[2][2] Comme le note Jean Touzot (JMP, p. 199) : « En janvier 1937, l’Italie s’était associée au pacte anti-Komintern, passé entre l’Allemagne et le Japon, en novembre 1936. » . La faute irréparable que le roi le plus
médiocre eût évitée, un improvisateur de génie y donne
tête basse…

Délivre-toi de ces pensées, de ces mouches qui éloi-
gnent le sommeil. Fais le vide en toi. Qu’il te prenne, te
roule et te berce jusqu’à l’heure des ombres longues, ce
bourdonnement immense de l’été ! Apprends à dormir
dans la fournaise, afin de demeurer longtemps éveillé,
cette nuit. Car le crépuscule même est étouffant. Bien
après que le dieu a disparu derrière les trois croix de
Verdelais, l’argile dégorge encore du soleil, et il faut
attendre la rémission d’un premier souffle, venu d’on ne
sait quel humide paradis.

Tu t’étendras de ce côté de la maison où quelques
ormes antiques subsistent encore, qui ont survécu à la
grande hécatombe de ces dernières années. Leurs cimes
chauves semblent implorer les constellations du Nord.
Songe alors que tes désirs, tes indignations, tes plaintes
n’ont pas plus de pouvoir sur les événements, en ce bref
instant de la durée où tu t’agites, que n’en ont sur le
voyage des sphères les branches tourmentées des derniers
ormeaux quand elles se tendent vers les deux Ourses.

François Mauriac,
de l’Académie française.


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