Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Sang des pauvres

Vendredi 10 juin 1938
Temps présent

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BILLET

LE SANG DES PAUVRES[1][1] Repris dans JMP, p.733-34.

par François MAURIAC.

« Veni, pater pauperum[2][2] Citation de la séquence « Veni Sancte Spiritus » appartenant à la messe chantée lors de la fête de la Pentecôte (célébrée le dimanche 5 juin en 1938). ! » Père
des pauvres, ainsi l’Eglise salue
l’Esprit, dans la séquence de la
Pentecôte. Les pauvres sont les
fils de l’Esprit. Ceux-là pèchent
donc contre lui, qui répandent le
sang des pauvres.

A toutes les époques, la Force en
a inondé la terre. Mais jamais cette
force immonde n’a été glorifiée
comme elle l’est aujourd’hui par
une société imbécile et lâche.

Tout se passe comme si l’Esprit
d’amour, dont c’était la fête diman-
che, se désintéressait de ses en-
fants. « Encore un peu de temps,
et le monde ne me verra plus[3][3] D’après une phrase de l’Évangile (Jn, 16,16) lue le troisième dimanche après Pâques. En 1938, le dimanche 8 mai.
»
Le monde ne le voit plus et se per-
met tout et jusqu’à rire des victi-
mes.

« Mais vous, vous me verrez[4][4] Seconde moitié du verset de Saint Jean cité précédemment. ! »
Nous vous verrons, Seigneur. Nous
verrons votre justice. Les prêtres as-
sassinés à Barcelone[5][5] Cf. « Le Retour du milicien » , in Le Figaro du 11 février 1937 et « Pour le peuple basque » , in Le Figaro du 17 juin 1937., tous les mar-
tyrs de la terreur rouge rejoin-
dront dans votre lumière les victi-

--- nouvelle colonne ---

mes des « épurations » de droite et
celles des aviateurs allemands et ita-
liens. Les religieuses violées se dres-
seront comme des lys devant votre
face. Et ces paysannes qui n’étaient
plus, sur les dalles du marché[6][6] Le bombardement de Guernica par les aviateurs allemands de la Légion Condor, le lundi 26 avril 1937, eut lieu pendant le marché., que
de pauvres marionnettes rompues,
se relèveront dans leur modeste ro-
be noire où le sang paraît peu.

Et de nouveau le sang des pau-
vres embrasera ces visages levés
vers le Vôtre ; aucun signe ne
distinguera ceux qui ont été frap-
pés à droite, de ceux qui le furent
à gauche. Ils seront tous marqués
de la même pauvreté et de la mê-
me souffrance. Alors, ils s’aperce-
vront qu’ils étaient les pampres di-
vergents du même cep. Plus ils
croissaient et plus ils semblaient
s’éloigner les uns des autres ; et
pourtant ils étaient comme noués
en Vous. Le ciel, ce sera la cons-
cience que nous aurons de cette
unité des pampres entre eux et
avec la Vigne qui les nourrit de
son sang[7][7] Image mauriacienne usuelle mais qui reste forte, car elle est ancrée à la fois sur sa pratique des textes (cf. « Moi, je suis la vigne, vous les sarments » Jn, 15, 5) et sur son enracinement dans la terre girondine..



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