Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Salut de Renan

Mardi 20 juillet 1937
Le Temps

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TRIBUNE LIBRE

Le Salut de Renan[1][1] Article repris dans Journal III (MJP, p. 225–227).

Le mot de Sainte-Beuve[2][2] Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804–1869), critique littéraire et écrivain français. que Barrès[3][3] Maurice Barrès (1862–1923), écrivain qui jouissait d’un immense prestige au début du 20e siècle ; son compte rendu élogieux des Mains jointes lança la carrière littéraire du jeune Mauriac en 1910. citait
dans l’article qu’il consacra à mes premiers
vers[4][4] Maurice Barrès, « Les Mains jointes » , L’Écho de Paris, 21 mars 1910, p. 1. : « Mûrir, tout est là. On pourrit par
places, on durcit à d’autres, on ne mûrit
pas[5][5] Mauriac a déjà renvoyé en 1926 à cette phrase de Sainte-Beuve au début de son essai Le Jeune homme (ORTC, II, p. 682). La citation telle qu’on la trouve dans l’article de Barrès se lit comme suit : « Mûrir, mûrir ! disait Sainte-Beuve, on durcit à certaines places, on pourrit à d’autres : on ne mûrit pas. » C’est la 17e des « Pensées » que l’on trouve vers la fin de Charles-Augustin Sainte-Beuve, Portraits contemporains et divers, nouvelle édition revue et corrigée, t. III, Didier, 1855, p. 514. On lit « à de certaines places » dans l’original.… » , m’a, depuis lors, toujours poursuivi.
Et maintenant, ayant dépassé l’âge que Barrès
avait en 1910[6][6] Barrès (né le 19 août 1862) avait 47 ans lorsque parut son article en 1910 ; Mauriac (né le 11 octobre 1885) avait 51 ans en juillet 1937., je m’interroge : « Durcisse-
ment ? Pourriture ? » Sur un seul point, il
m’est possible de me rassurer : je me sens
aujourd’hui moins injuste envers les vivants
et envers les morts que je n’étais à vingt ans.
J’y songeais, ces jours-ci, à la lecture de cet
admirable Renan d’après lui-même, de Mme
Henriette Psichari[7][7] Henriette Psichari, Renan d’après lui-même, Plon, 1937. Henriette Psichari (1884-1972) fut la sœur d’Ernest Psichari et la petite-fille d’Ernest Renan. On lui doit également une édition en 10 tomes des Œuvres complètes de Ernest Renan, Calmann-Lévy, 1947–61..

L’espèce de monstre que se faisait ma jeu-
nesse, l’éléphant sournois et paterne qu’irri-
taient les insolences du jeune M. Barrès, est
devenu à mes yeux cet adolescent ivre de
lecture, trimbalant les collégiens d’un internat
aux Champs-Élysées, et dont l’un de ces petits
sut émouvoir le cœur : « Ce petit enfant a fait
plus d’effet sur moi que dix volumes de philo-
sophie… Tout ce qui est doux, simple et pur
me touche au fond du cœur … » On voudrait
savoir ce que fut la vie de ce petit enfant…

Quand je pensais à Renan[8][8] Joseph Ernest Renan (1823–1892), philosophe et historien français. Il fut éduqué dans divers séminaires (Tréguier, Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Issy-les-Moulineaux, Saint-Sulpice) et semblait se destiner au sacerdoce avant d’y renoncer à cause des doutes intellectuels soulevés par ses études philologiques. Ce fut surtout ces écrits critiques consacrés à la religion qui intéressaient Mauriac (citons en particulier sa Vie de Jésus parue en 1863). Cf. son article « Le Voyage avec Renan » publié dans Le Figaro littéraire du 10 juin 1961 (DBNA, p. 662–666)., autrefois, je
n’évoquais jamais un jeune homme très
pauvre et très obscur, dont le débat intérieur
allait devenir le drame de toute une époque.
Dans ce journal même[9][9] Devient dans Journal III : « Dans Le Temps… » (JMP, p. 225)., les premiers horions
(les plus mérités) de Paul Souday[10][10] Paul Souday (1869-1929) fut un critique littéraire ayant collaboré à plusieurs revues, comme La Revue de Paris et au quotidien Le Temps (de 1912 à sa mort). Écrivain, il fut l’auteur de plusieurs essais et de biographies comme celles de Bossuet, Paul Valéry, Marcel Proust ou André Gide. Paul Souday (1869-1929) fut un critique littéraire ayant collaboré à plusieurs revues, comme La Revue de Paris et au quotidien Le Temps (de 1912 à sa mort). Écrivain, il fut l’auteur de plusieurs essais et de biographies comme celles de Bossuet, Paul Valéry, Marcel Proust ou André Gide. [PDB] Souday consacra un compte rendu très sévère à « Deux néophytes » dans Le Temps lors de la parution de deux premiers romans en 1913 : L’Enfant chargé de chaînes de Mauriac (paru chez Grasset) et L’Homme de désir de Robert Vallery-Radot (paru chez Plon-Nourrit). Voir Paul Souday, « Deux néophytes » , Les Livres du temps, 2e série, nouvelle édition, Émile-Paul frères, 1929, p. 270–277., je les reçus
dès 1910[11][11] Jean Touzot remarque (JMP, p. 225) que la date est fausse puisque la citation « Ah ! que ce faux bonhomme de Renan nous ennuie » qui se poursuivait par : « Nous avons peine à croire qu’il ait pu enchanter ses disciples, au point que les derniers d’entre eux, prisonniers de leur esprit critique, s’essayent vainement à des affirmations » est empruntée à un article de Mauriac intitulé « Enquête sur la jeunesse (I) : La jeunesse littéraire » , publié dans la Revue hebdomadaire, 21.4 (avril 1912), p. 59–72 (p. 61–62). pour avoir écrit, en réponse à une
enquête : « Que ce faux bonhomme de Renan
nous ennuie ! » Vingt-sept ans après, je dé-
couvre qu’il n’est pas une ligne de ses papiers
intimes qui ne corresponde à des sentiments
que j’ai éprouvés, à des angoisses que j’ai con-
nues, à des tentations contre lesquelles je me
suis débattu.

Pour le chrétien, le drame de Renan est
celui d’un homme que l’amour de la vérité
sépare de la vérité. Les questions basses ne
l’ont pas éloigné de Dieu. Jamais les vertus
chrétiennes ne lui furent un fardeau, et,
presque jusqu’à la fin, sa vie demeura fru-
gale. De l’Église catholique il eût accepté
d’un même cœur l’ascèse et la mystique, —
de ce cœur qui ne cessa jamais d’être sensible
à Dieu. Pour des raisons de philologie[12][12] La philologie est bien l’une des disciplines stigmatisée par les tenants de l’orthodoxie catholique lors de la querelle moderniste. Alfred Loisy utilisa, notamment, les éléments de philologie moderne pour son commentaire scientifique des saintes Écritures., il a
renoncé Celui que son amour voyait, entendait,
touchait[13][13] Cf. l’évocation du Christ faite par Saint Jean : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie […] » (1 Jn, 1, 1). Les paroles de Mauriac constituent une critique implicite de la connaissance de Dieu par la raison de la part de quelqu’un pour qui « Dieu est quelqu’un à qui on parle » (BN, II, 54). Mauriac appartient à cette catégorie de croyants qui considèrent que Dieu est plus accessible par le sensible qu’au bout d’un raisonnement. A travers l’exemple de Renan, il démontre même la fragilité de la foi pour qui Dieu n’est pas « vu » , « entendu » , « touché » .. A l’interprétation messianique d’un
psaume, à l’attribution du Pentateuque, il eut
le malheur de lier son espérance en cet
amour qui a renouvelé la face de la terre et de nos
pauvres cœurs.

En réalité, il ne nie pas que cet amour existe.
Hégélien[14][14] Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), philosophe allemand dont l’œuvre est construite suivant une logique dialectique., il s’installe dans la contradiction. Si
la science lui découvre (comme il s’en per-
suade) que cette empreinte laissée en lui par
un Etre qu’il a adoré, et dont le nom seul le
fait frémir encore, n’a aucune signification, ne
prouve rien contre le néant, il n’essaie pas
d’effacer l’empreinte et, sans rien décider, il
enseigne à sa fille : « Immortalité… Impossi-
bilité de ne pas y croire. Crois-y. N’écoute rien,
même si on te cite des phrases de moi. »

Nous le savons : du point de vue chrétien,
la convoitise de l’esprit paraît aussi redoutable
que celle de la chair[15][15] Cf. 1 Jn, 2, 16 : « Car tout ce qui est dans le monde — la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la richesse — vient non du Père mais du monde. » . De Renan s’écoule un
fleuve de lave mortelle[16][16] Cf. le titre d’un roman de Mauriac, Le Fleuve de feu (Grasset, 1923), dont la première épigraphe reproduit 1 Jn, 2, 16 et dont la seconde est empruntée à Pascal (B.458, L.545) : « Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent ! » . Mais je me sens très
éloigné de la simplicité de ma jeunesse, qui
me faisait damner les gens avec cette allé-
gresse dont un splendide poème de Claudel
nous proposait l’exemple[17][17] Paul Claudel (1868–1955) publia ses Cinq Grandes Odes en 1910 chez L’Occident. Dans « Magnificat » , la troisième de ces odes, le poète s’adresse ainsi à Dieu : « Ne me perdez point avec les Voltaire, et les Renan, et les Michelet, et les Hugo, et tous les autres infâmes ! » Voir Paul Claudel, Œuvre poétique, « Bibliothèque de la Pléiade » , Gallimard, 1957, p. 261.. Le mystère des juge-
ments de Dieu sur chacun de nous en parti-
culier, c’est le mystère même de la miséri-
corde. Il n’est pas défendu au chrétien d’es-
sayer d’imaginer, dans une destinée, la faille
par où la miséricorde s’introduira[18][18] Reprise d’un thème récurrent chez Mauriac. Le pêcheur, conscient de sa faute, entreprend une remontée vers le salut par un repentir véritable et un renoncement à ce qui le conduit au Mal. Il faut donc qu’il y ait des pêcheurs repentis pour que la miséricorde divine agisse (voir les Nouveaux Mémoires intérieurs (Flammarion, 1965) in OA, p. 778). Quelques figures romanesques mauriaciennes épousent ce type de destin comme Thérèse Desqueyroux dans La Fin de la nuit (Grasset, 1935).. J’imagine
que chez Renan ce fut cet attachement à ce
qu’il croyait être la vérité (comme chez Gide[19][19] André Gide (1869–1951) avait publié son Retour de l’U.R.S.S. en 1936 chez Gallimard.
aujourd’hui la sincérité totale, l’amour des
pauvres, le détachement).

Quelqu’un ayant dit un jour, au hasard
d’une conversation, devant une personne
pieuse, qu’après tout nous ne savions pas ce
que Dieu pensait des protestants, fut inter-
rompu par un : « Moi, je le sais ! » qui d’abord
le fit sourire. Mais, à la réflexion, il reconnut
que lui-même et presque tous les chrétiens des
diverses confessions partageaient cet état d’es-
prit, s’ils ne le manifestaient pas toujours avec
la même candeur. Non, justement, nous ne sa-
vons pas. Un théologien a le droit d’affirmer
qu’il sait comment Dieu juge une hérésie, non
comment il juge ceux qui professent cette héré-
sie. J’ai connu des êtres qui, au bord de la
mort, se raidissaient contre l’appel d’une joie
qu’ils eussent été capables de ressentir, mais à
laquelle leur esprit n’adhérait pas. Était-ce par
scrupule qu’ils disaient : « non » ? Était-ce par
orgueil ou dureté de cœur ? Si c’était par scru-
pule, Dieu peut-être l’aimait.

« Vérité à outrance. Vérité à tout prix ! » Ce
cri que poussait le petit Renan au séminaire est
encore celui du vieillard illustre dont les
attitudes impressionnaient[20][20] Comme l’observe Jean Touzot (JMP, p. 227) : « La réponse de Mauriac à la même enquête [c’est-à-dire « Enquête sur la jeunesse (I) : La jeunesse littéraire » désignait déjà Jules Lemaître et Anatole France comme des disciples de Renan « prisonniers de leur esprit critique » et s’essayant « vainement à des affirmations » » . les Lemaître[21][21] François Élie Jules Lemaître (1853-1914), agrégé de Lettres, enseigna un temps au Lycée du Havre, puis à la Faculté de Grenoble. Critique dramatique au Journal des débats, il fut l’auteur de recueils de poèmes, de pièces de théâtre, d’essais, et de biographies. Il participa à la fondation de la Ligue de la Patrie française et fut un ardent antidreyfusard. Dès sa création, il fut membre de l’Action française. Il fut élu à l’Académie française en 1908. et les
France[22][22] Anatole France, pseudonyme de François-Anatole Thibault, (1844-1924). Critique littéraire et écrivain à compter parmi les plus importants de son temps. Auteur d’un grand nombre d’ouvrages de genres différents (poésie, romans, nouvelles, essais), il fut aussi dramaturge. Engagé aux côtés de Zola lors de l’Affaire Dreyfus et dans des causes sociales, il fut considéré comme une conscience morale des forces de gauche. Élu à l’Académie française en 1896, il reçut le prix Nobel de Littérature en 1921.. L’homme, déchiré depuis un demi-
siècle, divisé contre lui-même, oppose à ces
renards une image de lui-même qui le trahit.
Ce sourire de vieux sceptique égrillard ca-
lomnie son âme d’enfant où Dieu règne encore,
son cœur de séminariste, indélébilement mar-
qué du nom de Jésus.

« Vérité à outrance. » Quel aveu ! La vérité
ne peut pas être outrée ; mais les conjectures
de la critique historique[23][23] Approche philologique qui étudie les origines et les sources d’un texte. Bien que le grand humaniste Érasme (1466 ou 1469-1536) soit souvent considéré comme le fondateur de cette approche, ce sont surtout des chercheurs allemands comme Friedrich Schleiermacher (1768-1834), David Strauss (1808-1874), et Ludwig Feuerbach (1804-1872) qui l’ont appliquée à la Bible au 19e siècle. Renan a continué cette tradition en France. peuvent l’être. « Vérité
à tout prix » … Oui, au prix même de la vérité.

Et maintenant, demeurons attentifs à la
plainte incessante de son agonie : « Ayez pitié
de moi ! » Lui qui avait dit un jour : « Je
prierai au moment de ma mort, nous prions
sans cesse sans nous en douter » , il répétait :
« Ayez pitié de moi ! » Et peut-être déjà, dans
la pensée de Dieu, un petit garçon de six ans,
Ernest Psichari[24][24] Ernest Psichari (1883–1914) est le petit-fils d’Ernest Renan. Son père, Jean Psichari, avait épousé, en 1882, la fille de Renan, Noémi. Henriette Psichari est sa sœur., était-il choisi, — pour réparer
le mal que son grand-père avait fait[25][25] Mauriac illustre ici un des éléments constitutifs de la Communion des Saints par laquelle vivants et morts sont liés par le même Amour et interagissent pour le salut de tous. Ernest Psichari participe ainsi du salut de son grand-père. Voilà pourquoi Mauriac peut écrire plus loin : « Le Dieu auquel Renan renonça ne renonça pas à Renan » . ? — oui,
sans doute, mais aussi pour lui rendre témoi-
gnage, et comme un signe visible de la com-
passion du Père pour ceux qui le cherchent.
Le Dieu auquel Renan renonça ne renonça pas
à Renan. Il est demeuré avec lui et avec toute
sa race qui a été bénie.

FRANÇOIS MAURIAC


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