Le Romancier peut se renouveler par le théâtre et le cinéma

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François Mauriac Le Romancier peut se renouveler par le théâtre et le cinéma Paris-Soir 2 1937-11-25 Paris Paris-Soir

Jeudi 25 novembre 1937 Paris-Soir Après la première d’Asmodée Le Romancier peut se renouvelerpar le théâtre et le cinémaArticle repris dans Journal III (in JMP, p. 241-242 et ORTC, III, 962-963). Par François MAURIAC de l’Académie française

POUR un romancier qui, depuis bientôt un quart de siècle, raconte des histoires, c’est une belle aventure que de devenir un jeune auteur dramatique. On débute à tout âge… J’en ai fait, ces dernières semaines, l’expérience délicieuse. Peut-être ai-je mangé mon pain blanc le premier ; mais quelle que soit la fortune d’Asmodée, je me rappellerai toujours, comme une époque heureuse, ces semaines de travail avec Jacques CopeauComme le note Jean Touzot (JMP, p. 241) : En 1953, Mauriac reviendra avec moins d’enthousiasme sur le rôle de Jacques Copeau (1879–1949) dans l’accouchement d’Asmodée : Mais Copeau était un bernard-l’hermite : il se logeait dans l’œuvre comme dans une coquille et l’auteur devait se battre furieusement pour qu’il ne la refasse pas à son idée (PC, p. 418)., avec mes admirables interprètes, dans le premier théâtre du monde.

On reproche souvent à un auteur de ne pas se renouveler. Je crois au contraire que son premier devoir est de rester lui-même, d’accepter ses limites. L’effort de renouvellement doit porter sur le mode d’expression. Il est excellent qu’un romancier se soumette à des contraintes encore ignorées de lui.

Je ne crois pas à l’incompatibilité tant de fois invoquée entre les dons du romancier et ceux du dramaturge. Il n’existe aucune raison pour que les personnages que nous créons ne puissent prendre un corps et une voix. De ce que la plupart des romanciers répugnent à écrire pour le théâtre, ou de ce qu’ils y échouent, on ne peut rien conclure, sinon qu’ils ne savent pas se servir d’une technique qui leur échappe ou qu’ils refusent d’y adapter leur don particulier.

De toutes les raisons que j’ai de souhaiter qu’Asmodée ne soit pas trop mal accueilli, la moindre n’est pas cet espoir de renouvellement par le théâtre. Ce même désir de trouver un mode nouveau d’expression m’incline à réserver l’avenir pour ce qui touche au cinéma. D’où ma protestation, qui a été mal comprise, à propos du film que M. Willy Rozier a tiré de mon roman Les anges noirs.

Ce n’est nullement contre le film lui-même que j’ai protesté. L’adaptation de M. Willy Rozier est d’une grande puissance de suggestion et fait honneur au jeune metteur en scène qui a osé, le premier, porter une de mes œuvres à l’écran. Seulement je n’ai pas voulu que, sur la foi d’une publicité un peu ambiguë, cette œuvre passât pour mienne. Car il se peut que je renouvelle un jour du côté du cinéma la même tentative que je fais aujourd’hui sur la scène : on comprendra que je ne veuille rien risquer à la légère. M. Willy Rozier ne m’a nullement trahi, mais il a réalisé autre chose que ce que j’eusse conçu moi-même. Et il ne pouvait en être autrement. Seul un miracle aurait pu faire coïncider nos deux visions, quand ce ne serait que parce que des raisons techniques l’ont détourné de tenir compte du prologue des Anges noirs, alors qu’à mes yeux ces soixante premières pages donnent au livre sa signification. Il n’empêche que la conception de M. Willy Rozier me semble tout à fait légitime : mais elle lui appartient — à lui seul.

Comment réfléchir aujourd’hui sur le théâtre, sans avoir le cinéma toujours présent à l’esprit ? Dans notre pensée il s’établit entre les deux arts une continuelle interférence. Je n’ai jamais cru que le cinéma puisse tuer le théâtre (ce serait plutôt l’imitation du théâtre qui risquerait de tuer le cinéma…). Mais certaines choses sont devenues impossibles sur la scène, à cause du cinéma. Il suffirait d’avoir vu une seule fois à l’écran le vent secouer une branche d’arbre ou des nuages glisser sur la mer, pour ne plus pouvoir supporter les arbres en carton, les forêts en toile peinte. Le théâtre ne peut plus prétendre au plein air.

Avant le cinéma, nous nous rendons compte aujourd’hui que le visage humain était une terre presque inconnue. Nous lui devons cette merveille de lire un cœur à livre ouvert, de déchiffrer sur les traits d’un homme ou d’une femme reproduits en gros plan, leur passion la plus secrète. Là est, à mon avis, la grande supériorité du cinéma : la découverte du visage humain, à peine perceptible sur la scène. J’attache moins d’importance aux autres avantages qu’il dispense : les représentations concrètes du passé, l’évocation de ce qu’imaginent les personnages, la faculté de changer instantanément de lieu et d’époque. Cette victoire sur le temps et sur l’espace me paraît plutôt redoutable pour l’écrivain qui compose un film, parce qu’elle est une facilité.

L’étroite technique théâtrale, par les multiples problèmes qu’elle pose, par les obstacles qu’elle dresse devant nous, me paraît être pour l’artiste une bien meilleure école que celle de l’écran. Et puis rien ne vaudra jamais la présence réelle sur une scène, l’incarnation vivante de nos créatures.

Le cinéma porte tort au théâtre dans la mesure oùOn lit ou dans l’original. il confisque à son profit les meilleurs interprètes, dans la mesure surtout où il rend le public paresseux, où il le détourne de fournir un effort, de se prêter à la collaboration qu’exige une œuvre dramatique ; mais s’il le tuait, il ne le remplacerait pas. Et sans doute faut-il souhaiter que les deux arts demeurent autant que possible indépendants l’un de l’autre, et que chacun d’eux n’obéisse qu’à ses propres lois.