POUR un romancier qui, depuis
bientôt un quart de siècle,
raconte des histoires, c’est
une belle aventure que de
devenir un jeune auteur dramatique.
« On débute à tout âge… » J’en ai
fait, ces dernières semaines, l’expé-
rience
délicieuse. Peut-être ai-je
mangé mon pain blanc le premier ;
mais quelle que soit la fortune
d’Asmodée, je me rappellerai tou-
jours,
comme une époque heureuse,
ces semaines de travail avec Jacques
Copeau[2][2] Comme le note Jean Touzot (JMP, p. 241) : « En 1953, Mauriac reviendra avec moins d’enthousiasme sur le rôle de Jacques Copeau (1879–1949) dans l’ « accouchement » d’Asmodée : « Mais Copeau était un bernard-l’hermite : il se logeait dans l’œuvre comme dans une coquille et l’auteur devait se battre furieusement pour qu’il ne la refasse pas à son idée » (PC, p. 418). » , avec mes admirables inter-
prètes,
dans le premier théâtre du
monde.
On reproche souvent à un auteur
de ne pas se renouveler. Je crois
au contraire que son premier devoir
est de rester lui-même, d’accepter
ses limites. L’effort de renouvelle-
ment
doit porter sur le mode d’ex-
pression.
Il est excellent qu’un
romancier se soumette à des con-
traintes
encore ignorées de lui.
Je ne crois pas à l’incompatibilité
tant de fois invoquée entre les dons
du romancier et ceux du dramaturge.
Il n’existe aucune raison pour que
les personnages que nous créons ne
puissent prendre un corps et une
voix. De ce que la plupart des
romanciers répugnent à écrire pour
le théâtre, ou de ce qu’ils y échouent,
on ne peut rien conclure, sinon qu’ils
ne savent pas se servir d’une techni-
que
qui leur échappe ou qu’ils refu-
sent
d’y adapter leur don particulier.
De toutes les raisons que j’ai
de souhaiter qu’Asmodée ne
soit pas trop mal accueilli,
la moindre n’est pas cet
espoir de renouvellement par le
théâtre. Ce même désir de trouver
un mode nouveau d’expression m’in-
cline
à réserver l’avenir pour ce qui
touche au cinéma. D’où ma protes-
tation,
qui a été mal comprise, à
propos du film que M. Willy Rozier
a tiré de mon roman Les anges noirs.
Ce n’est nullement contre le film
lui-même que j’ai protesté. L’adap-
tation
de M. Willy Rozier est d’une
grande puissance de suggestion et
fait honneur au jeune metteur en
scène qui a osé, le premier, porter
une de mes œuvres à l’écran. Seu-
lement
je n’ai pas voulu que, sur la
foi d’une publicité un peu ambiguë,
cette œuvre passât pour mienne.
Car il se peut que je renouvelle un
jour du côté du cinéma la même tentative
que je fais aujourd’hui sur la scène :
on comprendra que je ne veuille
rien risquer à la légère. M. Willy
Rozier ne m’a nullement trahi, mais
il a réalisé autre chose que ce que
j’eusse conçu moi-même. Et il ne
pouvait en être autrement. Seul un
miracle aurait pu faire coïncider nos
deux visions, quand ce ne serait que
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parce que des raisons techniques
l’ont détourné de tenir compte du
prologue des Anges noirs, alors qu’à
mes yeux ces soixante premières
pages donnent au livre sa significa-
tion.
Il n’empêche que la conception
de M. Willy Rozier me semble tout
à fait légitime : mais elle lui appar-
tient
— à lui seul.
Comment réfléchir aujour-
d’hui
sur le théâtre, sans
avoir le cinéma toujours pré-
sent
à l’esprit ? Dans notre
pensée il s’établit entre les deux arts
une continuelle interférence. Je n’ai
jamais cru que le cinéma puisse tuer
le théâtre (ce serait plutôt l’imitation
du théâtre qui risquerait de tuer le
cinéma…). Mais certaines choses
sont devenues impossibles sur la scè-
ne,
à cause du cinéma. Il suffirait
d’avoir vu une seule fois à l’écran
le vent secouer une branche d’arbre
ou des nuages glisser sur la mer,
pour ne plus pouvoir supporter les
arbres en carton, les forêts en toile
peinte. Le théâtre ne peut plus pré-
tendre
au plein air.
Avant le cinéma, nous nous ren-
dons
compte aujourd’hui que le
visage humain était une terre pres-
que
inconnue. Nous lui devons cette
merveille de lire un cœur à livre
ouvert, de déchiffrer sur les traits
d’un homme ou d’une femme repro-
duits
en gros plan, leur passion la
--- nouvelle colonne ---
plus secrète. Là est, à mon avis, la
grande supériorité du cinéma : la
découverte du visage humain, à
peine perceptible sur la scène. J’at-
tache
moins d’importance aux autres
avantages qu’il dispense : les repré-
sentations
concrètes du passé, l’évo-
cation
de ce qu’imaginent les person-
nages,
la faculté de changer instan-
tanément
de lieu et d’époque. Cette
victoire sur le temps et sur l’espace
me paraît plutôt redoutable pour
l’écrivain qui compose un film, parce
qu’elle est une facilité.
L’étroite technique théâtrale, par
les multiples problèmes qu’elle pose,
par les obstacles qu’elle dresse
devant nous, me paraît être pour
l’artiste une bien meilleure école que
celle de l’écran. Et puis rien ne vau-
dra
jamais la présence réelle sur
une scène, l’incarnation vivante de
nos créatures.
Le cinéma porte tort au théâtre
dans la mesure où [Note: On lit « ou » dans l’original.] il confisque à son
profit les meilleurs interprètes, dans
la mesure surtout où il rend le public
paresseux, où il le détourne de four-
nir
un effort, de se prêter à la colla-
boration
qu’exige une œuvre drama-
tique ;
mais s’il le tuait, il ne le rem-
placerait
pas. Et sans doute faut-il
souhaiter que les deux arts demeu-
rent
autant que possible indépen-
dants
l’un de l’autre, et que chacun
d’eux n’obéisse qu’à ses propres lois.