Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Revendication de toutes les femmes : la paix du ménage

Vendredi 2 septembre 1938
Marie-Claire

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LA REVENDICATION DE TOUTES LES FEMMES
LA PAIX DU MÉNAGE

NOUS nous étonnons que les chefs des nations parlent de la
guerre, la préparent, qu’ils acceptent l’idée de cette hor-
reur ; mais nous, dans l’étroit univers de notre maison,
savons-nous faire régner la paix ? Existe-t-il beaucoup de
ménages paisibles ?

Il ne suffit pas qu’on n’y entende jamais de disputes. Je con-
nais des familles où les scènes sont rares ; mais l’orage, s’il
n’éclate presque jamais, gronde sans cesse ; un mot cruel éclaire
brièvement les silences. Il s’établit entre les êtres réunis sous ce
toit une guerre sous-marine où les coups échangés demeurent
inaperçus ; mais parfois, à la surface calme, s’élargit une flaque
de sang. Dans les profondeurs, quelqu’un a été atteint.

Combien de vies de famille sont empoisonnées, combien
d’hommes et de femmes auront vécu côte à côte dans l’irritation,
la rancune, la rage ; et ce n’est quelquefois qu’au lit de mort
d’un des époux que le survivant s’aperçoit que, loin de détester
la créature qui le quitte, il la chérissait au contraire ; mais il
ne le savait pas, et elle ne le saura jamais[1][1] C’est à peu près l’histoire tragique du couple Louis et Isa dans Le Nœud de vipères (Grasset, 1932)..

Chacun des membres d’une famille doit se tenir pour respon-
sable de la paix : il suffit d’un seul enfant, comme il suffit d’une
petite nation[2][2] Étant donné le contexte politique international (déjà évoqué dans la première phase de l’article), peut-être Mauriac fait-il allusion à la Région des Sudètes, tant convoitée par Hitler, et qui sera annexée par l’Allemagne à la suite des accords de Munich du 29 septembre 1938., pour embraser une famille et un monde. Mais pres-
que toujours c’est de la mère, c’est de l’épouse que la paix
dépend[3][3] Voir la conférence « La Mère, le génie de la famille » faite par Mauriac le 7 février 1934 (PPR, p. 40–50).. Les femmes ne se rendent pas toujours compte de leur
responsabilité à cet égard. Il en existe, parmi les plus honnêtes
et les plus nobles, qui ne se font aucun scrupule de l’atmosphère
orageuse et tendue qu’elles auront fait régner pendant toute leur
vie dans une maison où elles donnaient par ailleurs les plus hauts
exemples.

Pour détruire le bonheur d’une vie conjugale, il n’est besoin
ni de trahisons ni d’infidélités : la mauvaise humeur suffit.
Une belle âme unie à un mauvais caractère détruit plus sûre-
ment la joie d’une famille qu’une âme médiocre, mais qui résiste
à ses mouvements d’humeur.

Les pires ennemis des femmes (et donc nos pires ennemis) ce
sont leurs nerfs, leurs pauvres nerfs éprouvés par les grossesses,
par les allaitements, par les maladies des petits. Elles ne sont
pas méchantes, elles sont à bout de fatigue. Elles crient parce
qu’il ne leur reste plus la force de dominer, de réduire ces mou-
vements confus de la nature surmenée[4][4] Mauriac a une vision fort traditionnelle de la femme, d’où un certain nombre d’échanges acerbes quelques années plus tard avec Simone de Beauvoir, par exemple. (Voir Merete Gerlach-Nielsen, « François Mauriac face à Simone de Beauvoir. Conversation ? Polémique ? » , in Mauriac et la polémique, textes réunis par André Séailles, L’Harmattan, 2001, p. 321–330.. Ainsi des épouses hum-
blement héroïques et qui n’existent que pour les autres, souffrent
de n’être payées que d’ingratitude. C’est que leurs bienfaits de
chaque jour passent inaperçus du mari et des enfants, mais non
les critiques, les reproches, les revendications, cette criaillerie
éternelle dont toute une famille est assommée.

Qu’il travaille de ses mains ou de son esprit, l’homme quand
il rentre chez lui, le soir, est comme un blessé. Souvent il ne dé-
sire que le silence, le silence peuplé, rendu vivant par une créa-
ture tendre et calme. Il veut bien être touché de ce que celle
qu’il aime le sert et le soigne, mais il voudrait surtout que ce fût
sans remue ménage ni ostentation.


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Il faut que la femme sache remettre à plus tard l’observation
ou la réprimande que mérite l’enfant, parce que le père n’a que
sa soirée pour fumer au coin du feu, pour interrompre sa lecture
et sourire à des visages détendus.

Ce qui trouble la paix des ménages les plus unis, c’est que
l’homme et la femme n’ont presque jamais le cœur à la même
température, si j’ose dire. Il arrive que pendant toute la journée,
pour un feuilleton parcouru ou une musique entendue, elle se soit
attendrie en songeant à son compagnon. Elle se reproche de ne
point lui donner tout l’amour qu’il mérite ; elle se promet, dès
qu’il rentrera, ce soir, de l’accueillir avec la même tendresse pas-
sionnée qu’aux premiers jours de leurs fiançailles[5][5] On notera comment, en tant que romancier, Mauriac imagine un récit afin de rendre son sujet plus vivant..

Mais il se trouve que justement, ce soir-là, l’époux n’a goût
à rien, qu’il a le foie fatigué, que sa destinée lui apparaît plate,
l’atmosphère du métro irrespirable, et affreuses les figures des
gens qui s’y pressent ; il remâche son avancement incertain, le
relèvement de salaire sans cesse remis, la hausse de la vie, le
poids écrasant des éducations d’enfants, la bêtise que c’est de
s’être marié trop jeune, alors que son ami X…, son contemporain,
et qui n’est pas beau, est resté célibataire et se vante de ses
bonnes fortunes…

La femme, qui le guette sur le seuil, le cœur battant, ne se
doute pas des pensées mauvaises que dissimule cette pauvre figure
exténuée. Elle sourit au jeune homme qu’elle a aimé, lui tend
les bras. Comment devinerait-il que ce geste correspond à des
résolutions prises après toute une journée d’attendrissement et
de songeries vagues et douces ? Il la repousse d’un mot de lassi-
tude et d’ennui. Souvent il n’en faut guère plus pour que l’épouse
déçue s’aigrisse et que le premier motif venu l’aide à assouvir
sa rancune.

Peu de jours après, le mari tendre, amoureux, passionné,
montera en hâte les escaliers et se heurtera à une créature indif-
férente ou revêche. Elle reprochera ses chaussettes trouées à
l’amant qui courait vers elle et qu’elle n’aura pas reconnu.


S’IL est vrai que les époux les plus unis sont rarement ac-
cordés, la paix du ménage ne sera maintenue qu’au prix
d’un effort commun, sinon concerté : contrairement à ce
que beaucoup imaginent, je crois que dans un bon ménage
on peut être tendre à volonté. Il suffit souvent de le vou-
loir pour atteindre cette commune nappe de tendresse qui s’étend
sous les deux vies confondues de l’épouse et de l’époux. « Je l’ai-
mais par devoir, ce devoir dure encore[6][6] Polyeucte, III, 2. Le verbe aimer est au passé simple dans la pièce de Corneille. » , dit la Pauline de Pierre
Corneille[7][7] Pierre Corneille (1606–1684), dramaturge français dont la tragédie Polyeucte martyr fut représentée pour la première fois en 1641. parlant de son époux Polyeucte. On n’aime pas par
devoir ; mais cet amour que le temps a comme durci, enseveli
sous une couche épaisse d’habitudes, il dépend de nous que nous
en retrouvions les délices oubliées.

Soyons franc : il n’est rien de si difficile à acquérir que cette
maîtrise de soi, cette domination des nerfs, cette puissance pour
résister aux mouvements d’humeur et qui pourtant est indispen-
sable à la paix du couple humain.


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L’homme ni la femme ne sauraient y parvenir s’ils ne des-
cendent en eux-mêmes, s’ils ne sont accoutumés, aux heures d’ir-
ritation superficielle, à se réfugier dans ces profondeurs de leur
être qu’aucune tempête ne trouble jamais.

Quel que soit le visage que chacun prête à son Dieu[8][8] Mauriac pensait-il déjà au texte intitulé « Le Visage du Christ : Jésus était-il beau ? » qui paraîtrait deux mois plus tard ? Quoi qu’il en soit, on notera un certain esprit œcuménique dans les propos de Mauriac au sujet de ce Royaume intérieur accessible à toutes les religions., il existe
une merveille commune à toutes les religions : c’est cette clef
qu’elles nous donnent du Royaume dont le Christ a dit qu’il était
au-dedans de nous[9][9] Citation exacte : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Lc, 17, 21).. Il suffit d’y descendre quelques secondes pour
en revenir détendu, capable d’accueillir avec un sourire calme le
compagnon irrité, de trouver le geste, la parole qui le désarme,
l’apaise, l’attendrit.


IL arrive, non certes dans tous les ménages, mais dans beau-
coup de ménages, des moments de trouble où celui des deux
qui a résolu de sauver la paix subit une lourde épreuve :
lorsque le compagnon, livré à quelque passion, exècre le
calme du foyer, prend la famille en dégoût, ne désire que
le vacarme et le désordre de ces lieux de plaisir où les êtres déses-
pérés se fuient eux-mêmes[10][10] Ici comme ailleurs dans l’article, on a l’impression très nette que les observations de Mauriac sont en partie tirées de sa propre expérience du mariage. Comme le note Jean-Luc Barré : « Le milieu des années trente n’est pas seulement pour François Mauriac une période de révision cruciale sur le plan de son engagement politique. C’est aussi l’époque où un même élan libérateur ravive le noctambule d’autrefois […], le marginal conscient de sa « différence » , qui fait de moins en moins mystère de son goût pour les jeunes amitiés masculines. […] Soudé en apparence, le couple Mauriac ne s’est jamais vraiment remis de la crise sentimentale qui l’a ébranlé à la fin des années vingt » (François Mauriac : biographie intime, 1885-1940, Fayard, 2009, p. 512 et p. 520).. Mais ce n’est presque jamais en es-
sayant de l’y suivre, de l’y poursuivre, que vous le sauverez, ce
n’est pas en épousant le rythme fou de sa vie[11][11] Réminiscence autobiographique ? Évoquant sa fameuse « crise » de la seconde moitié des années 20 dans Ce que je crois (Grasset, 1962), Mauriac dira : « Pendant deux ou trois ans, je fus comme fou » (OA, p. 616)..

Tout le temps que dure la tempête, mieux vaut qu’il sache
que le havre existe encore, qu’il pourrait s’y réfugier à tout
instant ; et ici je songe moins au foyer matériel qu’à ce cœur
tendre et fidèle d’une épouse incapable de trahir, mais capable
de pardonner la trahison — et, ce qui est mieux que de la par-
donner : de ne pas même la connaître. Il est des femmes qui
savent panser et guérir les blessures de l’homme sans exiger de
savoir quelles mains ont porté le coup.

Elles pleurent en secret, mais leur douleur n’ajoute aucun
trouble au trouble que l’infidélité de l’époux a introduit dans la
maison. Elles détournent les soupçons des enfants, effacent les
signes du désordre. Elles attendent sans poser de question ; et
leur visage ne reflète rien de cette morsure au-dedans d’elles de
la jalousie, du serpent que personne au monde — même la femme
la plus héroïque — ne peut se flatter d’avoir étouffé.

La plus grande charité de l’épouse envers l’homme qui la
trahit, c’est de faire comme si elle ne le voyait pas, c’est qu’il ne
se sente pas épié. La souffrance des passions suscite dans le cou-
pable une pudeur, une insurmontable honte. Beaucoup détruisent
leur foyer parce qu’ils n’osent plus affronter la présence d’un
juge. Peut-être seraient-ils revenus s’ils avaient été assurés de
retrouver à la même place, assise sous la même lampe, la femme
de leur premier amour. Mais ils fuient devant les comptes à
rendre, devant les explications exigées.

La paix du ménage, qu’on croyait morte, renaît parfois à
force de silence ; elle est le fruit de l’aveuglement volontaire et
de cette indulgence qui ne se manifeste que par un redoublement
de tendresse. Le pardon qu’elle attend de nous, c’est celui qui ne
se distingue pas de l’oubli[12][12] A l’heure de l’épuration, Mauriac se servira d’un argument similaire pour défendre la cause de la paix non pas domestique mais nationale..

[13][13] Grande photo d’un couple assis sur un mur.
PAR
FRANÇOIS MAURIAC
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE


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