Le Retour du milicien

Publication information

François Mauriac Le Retour du milicien Le Figaro 1 1937-02-11 Paris Le Figaro

Facsimile available online from BnF Gallica

Jeudi 11 février 1937 Le Figaro CHRONIQUE LE RETOUR DU MILICIENRepris dans JMP, p.724-26. Cet article magistral valut le jour même à Mauriac une lettre de félicitations de Paul Claudel (CPC-FM, p. 112). Il n’existe qu’une seule feuille ms numérotée 3 qui est le ms du dernier paragraphe sans grandes différences. La première page du ts est en encre bleue et se termine après larmoiement (para. 3). Le texte imprimé est essentiellement celui du ts malgré des modifications apportées par Mauriac. Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

SUR un fond rougeâtre, le pâle MalrauxAndré Malraux (1901-1976, aventure sa jeunesse en Extrême Orient, puis en Espagne) : engagé dans les Brigades internationales, il commanda l’escadrille España presque jusqu’à son quasi anéantissement lors de la bataille de Malaga (8 février 1937). L’Asie lui inspire La Condition humaine (Gallimard, 1933 ; prix Goncourt de la même année) et l’Espagne L’Espoir (Gallimard, 1937), adapté au cinéma en 1938 : Espoir, sierra de Teruel. ovationsL’Association internationale des écrivains pour la défense de la culture, mouvement antifasciste, avait organisé une réunion publique à Paris le 1er février 1937. Mauriac était dans la salle.. L’avant-bras qu’il replie, le poing serré, va-t-il se multiplier et faire la roue autour de sa tête d’idole ? Les Indes et la Chine ont curieusement marqué ce Saint-JustLouis Antoine de Saint-Just (1767-1794) demanda l’exécution du roi et devint le théoricien de la Terreur, avant d’être lui-même guillotiné.. Pour moi seul, sans doute, dans cette foule, il rappelle Chan-Ock, le jeune pirate d’un récit de mon enfance, dans un Saint NicolasPériodique pour enfants d’inspiration cléricale et patriotique. Mauriac en possédait la collection complète pour les années 1887 à 1894 (cf. L’Enfant qui lisait, Le Figaro littéraire, 12 décembre 1959, OA, p. 665). des années 90.

Dès que Malraux ouvre la bouche, son magnétisme faiblit. Non qu’il n’y ait en lui de quoi faire un tribun, et même un grand tribun ; mais le littérateur lui coupe le sifflet. Les images qu’il invente, au lieu de réchauffer son discours, le glacent : elles sont trop compliquées, on y sent la mise au point laborieuse de l’homme de lettres. Ainsi l’aube pressentie de la victoire de Madrid devient pour Malraux ce reflet de chevaux de bois qui, dans la glace d’un café, révéla sa guérison à un milicien aveugle : ce n’était pas facile à expliquer, cela semblait interminable ; et nous n’en sortions plus.

LeLa ts. problème de Malraux, futur commissaire du peuple, sera de passer du style écrit au style parlé. Dans les rares instants où il y réussit, son éloquence dégagée du larmoiement,Fin de la première page du ts. du trémolo des vieux ténors politiciens,de la politique devient ts. m’a paru sèche et coupante à souhait. Je doute qu’il en ait conscience, car il cherche à émouvoir comme les camarades ; mais la sensiblerie n’est pas son fort : dès qu’il veut attendrir, il ennuie.

Son exorde fut excellent. M’avait- il aperçu au fond de la salle ? A travers cette forêt de poingsOn lit points dans l'original. tendus, il reprenait un dialogue interrompu depuis des annéesDans son édition des Mémoires politiques (JMP,pp.724-26), Laurence Granger note que Mauriac et Malraux se sont fréquentés au milieu des années 1920. En 1925, Mauriac publie Orages, recueil de vingt-huit poèmes, aux éditions A la Sphère, dont Malraux est l’un des directeurs. Quand Malraux obtient le prix Goncourt pour La Condition humaine, Mauriac lui consacre une chronique où il rappelle qu’il sui[t] depuis ses débuts cet étonnant Malraux (Prix Goncourt 1933, L’Écho de Paris, 16 décembre 1933 p. 1)., du temps que ce petit rapace hérissé, à l’œil magnifique, venait se poser au bord de ma table, sous ma lampe. Alors il m’adressait la même question qu’il me jette ce soir, du haut de cette estrade où l’aviateur, le risque-tout éclipse de sa trouble gloire le troupeauAlors il agitait pour moi seul la question qu’il m’adressa ce soir du haut de cette estrade où il domine le petit troupeau ts. de sa trouble gloire ajouté. des écrivains fonctionnaires — où les Chamson, les CassouNom illisible ; peut-être Guéhenno. et les Jean-Richard BlochAndré Chamson (1900-1983), Jean Cassou (1897-1986) et Jean-Richard Bloch (1884-1947) soutiennent le Front populaire, Jean Cassou figurant même au cabinet de Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts. Chamson et Cassou étaient effectivement fonctionnaires. Mauriac est fasciné par Malraux, homme d’action qu’il oppose aux gens de la Culture, ces révolutionnaires nantis au service du gouvernement du Front populaire (cf. Méchanceté, Le Figaro, 29 mai 1937). Il est un peu injuste envers ces hommes qui font partie de la direction d’Europe mais qui ne sont pas que des intellectuels : Chamson, chartiste comme Mauriac, s’est même engagé en Espagne, et les trois hommes joueront un rôle actif durant la Résistance. sont les escabeaux de ses piedsCf. Lc, 20, 42–43 (citant Ps, 110 (109),1) : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite, jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis un escabeau pour tes pieds..

L’Église a eu ce peuple sous sa coupe... qu’en a-t-elle fait ? Pas plus en public, aujourd’hui, qu’autrefois dans nos conversations privées, Malraux ne traite la religion avec dédain. Il hait peut-être, mais il ne méprise pas. Déjà, à dix- huit ans, quand il parlait du Christ, ce réfractaire savait de qui il parlait. Rien ne rappelle en lui cette horrible espèce de vieux radicaux maçons qui s’attendrissent sur le doux vagabond de Judée ; Malraux connaît le Christ : ce doux vagabond est toujours son dur adversaire.

S’il m’avait directement interpellé, je lui eusse répondu : Je sais ce que les prêtres ont fait de ce peuple, parce que je sais ce que ce peuple a fait de ses prêtres : seize mille ecclésiastiques massacrés, onze évêques assassinésLes historiens considèrent ce chiffre comme exact. Au soulèvement nationaliste répond une terreur rouge : aux yeux de son peuple, l’Église est du côté des puissants. S’ensuivent massacres, pillages, incendies d’églises (presque toutes celles de Barcelone).... Le Frente popularLe Frente Popular est parvenu au pouvoir suite aux élections du 16 février 1936. brûle de zèle pour son Église : grâce à lui, elle ne manquera jamais de martyrsEn 1936, l’échec du soulèvement nationaliste à Barcelone avait entraîné dans toute l’Espagne, excepté dans le Pays basque, une terreur anticléricale qui avait fait seize mille victimes, dont onze évêques, sans que le gouvernement puisse maintenir l’ordre républicain..Si pourtant il m’avait interpellé je lui eue répondu : [ ?] nous ce que les prêtres ont fait du peuple parce que ce que ce peuple a fait de ses prêtres seize mille ecclésiastiques et onze mille évêques massacrés Le fronte populare brute de Et cependant à Barcelone les [ ?] Et le Rembla plus que des brochures pornographiques sur l’Église ms.

Le point faible de Malraux, c’est son mépris de l’homme — cette idée qu’on peut entonner n’importe quoi aux bipèdes qui l’écoutent bouche bée. Quoi qu’il ait raconté de lui, nous ne l’avons jamais cru tout à fait. Dieu sait pourtant que ce joueurComme le note Laurence Granger (JMP, p. 726), ce terme joueur annonce un autre article de Mauriac, consacré lui aussi à un discours prononcé par Malraux (Malraux ou la vie d'un joueur, Le Figaro, 19 fevrier 1948, p. 1 ; JMP, p. 892-94)., qui depuis l’adolescence s’engage à fond, perd sa vie, aurait le droit de ne rien ajouter à son histoireCes lignes reprennent celles de Prix Goncourt (L’Écho de Paris, 15 décembre 1933, p. 1). ; mais il faut qu’il nous trompe : son démon l’exige.

Il y a de l’esbroufeur dans cet audacieux, mais un esbroufeur myope, qui n’a pas d’antennes, qui se fie trop à notre bêtise. Par exemple, lorsque l’autre soir, à la MutualitéSalle de réunion de la rive gauche, haut lieu de rassemblements et de manifestation., il affirmait que le général Queipo de LlanoGonzalo Queipo de Llano (1875-1951) s’est d’abord fait connaître comme un général respectueux de la légalité républicaine, avant de changer de camp et de se ranger avec les nationalistes. Il s’empare de Séville le 18 juillet 1936, grâce à un coup de bluff, puis commande l’armée franquiste du Sud, et joue un rôle à travers ses émissions de 22 h 30 sur Radio Séville. avait ordonné par Radio de bombarder les hôpitaux et les ambulances pour atteindre le moral de la canailleLe général nationaliste des Armées du Sud comprend l’utilité des discours radiophoniques dont il fait une arme. Le mot de canalla (canaille) lui restera attaché., il n’arracha pas à cette salle pourtant passionnée le rugissement d’horreur attendu : on ne le croyait pas. De même, après une description trop soignée de paysans espagnols faisant cortège à des aviateurs gouvernementaux blessésMalraux semble décrire ici une des scènes principales de son film Espoir, sierra de Teruel., il ajouta : Chez l’ennemi, quand leurs aviateurs tombent, si l’on n’envoyait les carabiniers à leur secours, personne n’irait les relever... A ce moment, il dut sentir quelque résistance dans la salle, car il ajouta mezzo voce : sauf en NavarreLes Carlistes, majoritaires en Navarre, étaient favorables au soulèvement du général Franco....

Il ne sait pas mentir, voilà le vrai : il ment mal.[illisble] Il ne sait pas plaire non plus, ce Malraux, en dépit des folles acclamations qui l’accueillent. Il ne mâche pas les mots à cette foule venue pour entendre des paroles consolantes. Toute la questionle problème ts. est de savoir si nous arriverons à transformer la ferveur révolutionnaire en discipline révolutionnaire... Cette dure vérité, assenée d’une voix mauvaise, répandit la consternation. Des fascistes tapis dans les coins se pourléchèrent les babouines. J’entendis mon voisin dire à mi-voix : S’ils n’ont pas encore résolu le problème, ils sont cuits.perdus ts.

Lorsque le héros quitta l’estrade, la température de la salle avait baissé. Les acclamations tournèrent court. Malraux rentra dans sa solitude.Et cette réflexion s’imposait à tous les auditeurs [ ?] Lorsque le héros quitta l’estrade la température dans la salle avait baissé… ms. Il fut acclamé applaudissements mais [ ?] le tempête d’acclimations Les applaudissements biffé.

François Mauriac, de l’Académie française.