Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Rejet

Vendredi 5 novembre 1937
Temps présent

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LE REJET

par François MAURIAC.

Coupez un arbre vivant, la souche se hérisse de rejets : Sept a disparu en pleine vie : Temps Présent naît, gonflé de la même sève[1][1] Hebdomadaire créé en 1934 et dirigé principalement par les pères dominicains Bernadot et Boisselot qui entendait analyser l’actualité par le prisme du regard chrétien. On compte aussi dans l’équipe dirigeante, entre autres, Daniel-Rops, Pierre-Henri Simon, Jacques Madaule et parmi les collaborateurs Maurice Schumann, Étienne Gilson, Louis Massignon, Georges Bernanos et Mauriac. Le tirage de Sept oscillait entre 50 et 60 000 exemplaires. Appartenant à la nébuleuse intellectuelle démocrate-chrétienne, l’hebdomadaire inquiéta les catholiques conservateurs. Alerté, le Saint-Siège mit un terme à cette expérience journalistique à l’automne 1937. Sept fut alors remplacé par Temps présent dont la direction ne fut plus assurée par des religieux, mais par Stanislas Fumet tandis que l’équipe des collaborateurs resta quasiment la même.. Si un journal n’était qu’une feuille de papier imprimé, il n’aurait pas de peine à mourir. Mais il y avait dans Sept beaucoup plus que Sept. Il excitait plus de haine et plus d’amour qu’on n’aurait pu l’attendre d’un hebdomadaire aussi modeste[2][2] Le tirage de Sept ne fut pas si « modeste » . Esprit avait 1500 abonnés en 1936. Quant à la presse quotidienne, en 1936, Le Figaro tirait à 49 600 exemplaires (dont environ 19 000 abonnements), Le Temps à 73 500 (dont environ 37 000 abonnements) et L’Action française à 71 700 (dont environ 14 000 abonnements). ; et il est remarquable que Temps Présent, avant même d’avoir paru, a subi de rudes attaques. Au milieu des difficultés qui nous assaillaient, nous nous disions : « Il existe déjà, puisque déjà on le haït et on l’aime ! » et nous reprenions confiance.

La vérité est gênante. Elle ne le fut jamais plus qu’aujourd’hui pour certains intérêts puissants. Que de fois m’a-t-on glissé à l’oreille : « Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas dire, même si elles sont vraies » . C’est le jour où Sept a été abattu que j’ai mesuré la place qu’il occupait : aux cris de joie qui saluaient sa disparition, plus peut-être qu’à la douleur et au désarroi de tant d’âmes. Oui, ce jour-là, j’ai compris.

Nous dirons ici quelquefois, librement et sans engager personne, de ces choses qu’il vaudrait peut-être mieux taire, quoi qu’elles soient vraies. Nous savons maintenant que la vérité est entendue, même dans un petit journal à pe tit tirage. Une seule vérité répétée chaque semaine, dans un coin et à voix presque basse, déconcerte le mensonge aux mille voix ; une vé- rité toute simple, comme par exemple : le Christ est mort pour tous, il appartient à tous.

En rédigeant ce billet hebdomadaire, je penserai beaucoup moins à ceux qui nous haïssent qu’à ceux qui nous aiment. J’écrirai pour apporter dans la mesure de mes forces un sujet de réflexion au vicaire à l’étudiant à l’instituteur, au Jociste[3][3] C’est ainsi qu’on appelait un membre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). qui me liront ; pour leur apporter quelque chose qu’ils m’auront donné eux-mêmes, car j’ai tellement plus à recevoir qu’à donner ! C’est de cet échange que vivra notre journal et non de ces échanges d’injures dont il ne sort rien.

Ce rejet peut devenir un grand arbre, je le crois, parce qu’il pousse des racines dans des milliers de jeunes cœurs, dans ce qu’il y a de plus humble, de plus héroïque, de plus pur, parmi les catholiques de France[4][4] L’article se termine ici dans Temps présent, mais la version donnée dans les Mémoires politiques ajoute les deux paragraphes suivants, empruntés à la « Profession de foi » collective (signée « Temps présent » ) qui domine la une de ce premier numéro du journal :

Sept n’était concevable qu’avec les Dominicains dont la présence et la direction rendaient possible la formule typique selon laquelle s’y articulaient le temporel et le religieux. Temps Présent est un journal laïque, dirigé et compose par des laïques, complètement indépendant de tout Ordre religieux. C’est donc un nouveau journal que nous présentons au public. Il sera servi aux abonnés de Sept. Il prend la suite de Sept, mais comme une individualité succède à une autre individualité. C’est dire que nous avons un besoin d’autant plus grand de la confiance et du dévouement de ceux qui se sont donnés de tout leur cœur à l’œuvre qui a précédé la nôtre. C’est dire aussi que, libres de toute amertume et de tout ressentiment, nous sommes dans les conditions qui conviennent le mieux pour sauvegarder l’essentiel de cette œuvre, et pour avoir la chance d’éviter le retour de certaines préventions et de certains malentendus, comme d’élargir notre champ d’action.

Tous les catholiques sont un dans l’Église. Nous savons qu’il serait vain — c’est la rançon de la transcendance du Corps mystique — de vouloir transporter cette unité toute religieuse sur le terrain des choses humaines et des luttes politiques. Les catholiques français ne se laisseront jamais politiquement mettre au pas. Trop souvent on leur a dit, à droite comme à gauche, à gauche comme à droite et cela contre le gré de la hiérarchie —, que pour être vraiment catholiques ils devaient penser et agir selon les vœux et les intérêts d’un parti. A prétendre leur imposer des réflexes de droite au nom de l’ordre chrétien, ou des réflexes de gauche au nom de la conscience chrétienne, on n’arrivera jamais qu’à les irriter et les diviser davantage. Il reste que la division n’est pas bonne en soi, et encore moins les ressentiments et les haines ; et qu’en dehors même des cas où l’Église elle-même rassemble ses fidèles pour des campagnes de défense religieuse, et où s’impose la loi de l’effort commun, il est évidemment souhaitable que s’établisse entre eux une union aussi large que possible : et avant tout une union de mutuelle charité. C’est patiemment et par des voies elles-mêmes chrétiennes, c’est en faisant appel à l’intelligence et à la liberté que l’on favorisera le mieux les progrès d’une telle union. Nous croyons qu’un périodique dont le programme s’inspire principalement de la liberté catholique est apte à contribuer pour sa part à ces progrès.

Le fait que Mauriac s’approprie cet extrait de « Profession de foi » dans ses Mémoires politiques comme s’il faisait partie de la version originale du « Rejet » laisse penser qu’il a lui-même participé à la rédaction de cet éditorial collectif. J.-J. Hueber précise : « Après l’interdiction de Sept par le Vatican, Claude Bourdet, par l’intermédiaire de François Mauriac, a demandé à Louis Gillet, ainsi qu’à d’autres personnalités catholiques, de signer « une profession de foi » . Celle-ci occupa la première page du premier numéro de Temps présent, avec l’éditorial de Mauriac » (CGD-FM, p. 80)..



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