Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Refuge des pécheurs

10 juillet 1938
La Vie intellectuelle, 10e an., n.s., t. LVIII, no 1
Numéro consacré au « Centenaire du vœu de Louis XIII »
Section intitulé : « La Vierge et l'homme »

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Refuge des pécheurs

Lorsqu’un « frère séparé » lit le Magnificat et qu’il
arrive au verset : « Et toutes les générations me pro-
clameront bienheureuse
» , ne se sent-il pas séparé, en
effet, de ces générations dont la jeune fille, bénie entre
toutes les femmes, entendait monter la marée ?

Comment un pécheur se passe-t-il de la Vierge ?
« Mais justement, disent-ils, elle est l’ouvrage de votre
faiblesse. Vous l’avez créée à la mesure de votre
lâcheté. Vous avez peu à peu construit ce mythe indis-
pensable. Comme votre mère selon la chair vous quitte
bien avant que vous ayez cessé d’avoir besoin de son
amour, vous lui substituez celle dont l’Eglise vous propose
la dévotion… »

Il est vrai… Mais ce n’est pas parce que l’objet de
la foi correspond à une exigence de notre misère qu’il
doit nous devenir suspect. Cette place suréminente
de la Vierge, ce n’est pas nous qui la lui donnons, ni
même l’Eglise seule, mais l’Esprit-Saint. Il suffit de
méditer chacun des versets qui dans saint Matthieu,
saint Luc et saint Jean la concernent.

Cette petite fille de Nazareth se tient au centre d’un
tel abîme de grandeur que j’entre dans les sentiments
de M. de Saint-Cyran, tout hérétique qu’il soit sur
d’autres points, quand il écrit de la Vierge : « Sa gran-
deur est terrible. Pour la révérer, il ne faut que savoir


Page 76 qu’elle est le chef de l’Ange ; en montant des créatu-
res à Dieu, au-dessus d’elles toutes, vous trouvez la
Vierge ; et en descendant de Dieu aux créatures, après
le Saint-Esprit, vous la rencontrez… »

Cette grandeur terrible ajoute du mystère à ce lien
particulier qui unit Marie aux pécheurs. Non qu’elle
n’appartienne d’abord aux purs, comme on le voit par
le don que fait d’elle le Christ mourant au disciple
bien-aimé. Mais enfin, d’un mouvement irrésistible,
les pécheurs se sont emparés d’elle. Sans doute rai-
sonnent-ils par analogie : aussi loin qu’un homme
avance dans le mal, sa mère lui demeure fidèle ; aussi
bas qu’il descende, elle ne le renie pas. De même, aux
heures où nous nous dérobons devant la face de Dieu,
nous osons nous tourner encore vers l’Immaculée
comme s’il existait une correspondance, comme s’il
s’établissait un équilibre entre cette pureté sans
ombre et cette souillure. Ce n’est pas un hasard s’il
n’est presque aucune des prières à la Vierge qui ne
puisse être encore récitée sans mensonge par un chré-
tien coupable.

Alors qu’il ne lui est plus possible de dire le Pater,
dans ces heures atroces où il est résolu à ne pardonner
aucune offense, où il ne se lasse pas de succomber à la
tentation, où pour rien au monde il ne voudrait être
délivré du mal, de son mal, même à ces heures-là il
lui reste de répéter : « Priez pour nous pauvres
pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort… »

Certains hommes n’ont jamais cessé, dans les pires
orages, de réciter avant de s’endormir le Souvenez-
vous
: cri jeté dans la tempête, main tendue au-dessus
des vagues, dernier signe donné à la miséricorde…

Que la Vierge corresponde à ces sentiments du
pécheur, elle en a témoigné dans tous les lieux de la


Page 77 terre qu’elle a élus. A Lourdes, il existe une grâce
particulière : cet étroit espace (qui n’est pas une prai-
rie comme le prétend Barrès) entre la Grotte et le
Gave, cet asphalte si dur aux genoux, recueille les
intarissables eaux de tendresse et de pardon qui ruis-
sellent invisiblement de la sainte montagne : voilà
l’endroit du monde où l’homme le plus orgueilleux,
dépouillé de sa fausse grandeur, mêlé au troupeau,
ne s’en distingue plus que par le nombre et la malice
particulière de ses péchés. Et pourtant il déborde de
confiance, comme lorsque, enfant, à un léger mouve-
ment des lèvres de notre mère nous comprenions que
son regard allait s’adoucir, ses bras s’ouvrir, que c’é-
tait le moment de s’y précipiter.

Ce n’est pas que Marie n’ait en exécration le péché,
ni que son exigence à notre égard ne soit celle même
du Père : que nous demeurions unis à son Fils comme
les pampres au cep ; — et son maternel amour pour
nous se mesure, si j’ose dire, au resserrement de cette
union. Mais sans faiblesse pour nos crimes, la Vierge
se dresse, aux heures mauvaises, entre le désespoir
et nous. Elle empêche le tremblement de tourner au
désespoir. Sa tendresse arrête sur nos lèvres le refus
irréparable. Son nom prononcé interrompt le cri qui
consent aux ténèbres. C’est par sa grâce que nous
avons l’espérance chevillée au cœur, et plus que l’es-
pérance, la certitude que nous ne serons pas voués à
la réprobation sans fin. Notre dévotion pour elle s’en-
racine en nous dans cette part préservée de l’enfance,
dans ce qui subsiste en tout homme de son vrai cœur :

Mon vrai cœur, celui qui s’attache
et souffre depuis qu’il est né…
Mon cœur d’enfant, le cœur sans tache
que ma mère m’avait donné…



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La Vierge voit dans l’homme vieillissant et souillé,
l’écolier avec son chapelet et son brassard qui pour
l’amour d’elle renonçait au mal encore inconnu. Quand
nous faisons le compte de nos vies, peut-être oublions-
nous que les années innocentes influent sur le résultat.
La Vierge le sait, qui remonte le cours de ces pauvres
vies tourmentées et en retrouve la source toute pure.
Elle nous y ramène par la main ; elle nous dit : « pen-
che-toi… » et nous voyons le reflet de son visage bien-
aimé à côté du nôtre, et nous comprenons que pour
elle, nous avons toujours été cet enfant.

FRANÇOIS MAURIAC.


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