Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Réflexions dans la jungle

Vendredi 24 juin 1938
Temps présent

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BILLET

Réflexions dans la jungle[1][1] Article repris dans Journal III (in JMP, p. 202). Comme l’observe Jean Touzot dans cette édition : « On découvrira dans cette chronique combien le virage politique pris par Mauriac à propos de la guerre d’Espagne a choqué les siens. »

par François MAURIAC.

— Cette considération nous ai-
de à supporter certaines injures :
« Je ne mérite pas ce reproche que
l’on me fait ; mais il en est d’au-
tres que je mérite et que l’on ne
me fait pas. »

— Nous pouvons porter à un
compte débiteur qui n’est connu
que de nous des perfidies qui nous
étonnent d’abord plus qu’elles ne
nous affligent. Toute injure nous
est due…

— Il arrive que ce que nos en-
nemis écrivent de nous soit plus
vrai qu’ils ne l’imaginent, mais sur
un plan qu’ils ne connaissent pas.

— Il est curieux de les voir
chercher un terrain d’attaque très
loin souvent du point précis où est
situé le débat : notre œuvre litté-
raire leur paraît trouble et dange-
reuse depuis que nous nous som-
mes efforcé de juger certains évé-
nements d’un esprit non prévenu.

— On devient à leurs yeux l’hom-
me « qui ne joue pas le jeu » ; on
viole le pacte non écrit qui lie les
gens d’une certaine caste, d’un cer-
tain monde ; on devient celui con-
tre qui, s’il s’obstine, tout sera per-
mis.

— Ils ne croient pas être injustes :
un privilégié, selon eux, ne doit
pas faire le jeu de ceux qui luttent

--- nouvelle colonne ---

contre les privilèges. Cette loi de la
jungle du monde a quelque fonde-
ment. Mais ne peut-on crier certai-
nes vérités, du fond de sa réussite,
comme un prisonnier à travers des
grilles d’or ?…

— Qu’ils se rassurent : le dernier
mot appartient presque toujours
aux possédants. L’instinct de pro-
priété l’emporte sur les colères, sur
les révoltes des classes pauvres.
L’homme qui a un trésor veille, et
presque toujours « tient le coup » .

— La fureur des pauvres retom-
be vite. Les politiciens de gauche
l’utilisent, en règlent le débit.
Cette nappe de misère qui alimente
tant de moulins rivaux…

— Tout à coup, chez ce garçon
gentil, le grognement, l’œil mau-
vais de celui qui croit son os me-
nacé…

— La leçon de Bernanos[2][2] Georges Bernanos (1888-1948). : la fé-
rocité est la chose du monde la
mieux partagée[3][3] Allusion à l’incipit de la Première Partie du Discours de la méthode (1637) de René Descartes : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée […]. » .

— Je n’avais pas d’ennemis
quand les autres m’étaient indif-
férents.

— Cette paix que le monde ne
donne pas[4][4] Cf. ce que dit Jésus à ses disciples: « Je vous laisse ma paix ; c’est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne » (Jn, 14, 27)., et contre laquelle il de-
meure sans pouvoir… Cette paix
qui n’a d’autre ennemi que nous-
même…



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