Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Réflexions au Cayla

jeudi 23 septembre 1937
Le Temps

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TRIBUNE LIBRE

Réflexions au Cayla[1][1] Article repris dans Journal III (JMP, p. 223-225).

Le jour où nous avons inauguré le musée
du Cayla, je me souvenais de ce qu’a écrit
Maurice de Guérin : « Vous savez, mon ami,
le charme des pas qu’on mène sur des traces
bien-aimées[2][2] Jean Touzot donne la source (JMP, p. 223) : « « Méditation sur la mort de Marie » , Œuvres complètes, I, p. 246. Mauriac appréciait tant cette pensée qu’il la mit en exergue de son deuxième recueil poétique : L’Adieu à l’adolescence. » … » Ce sont de ces traces-là que
nous y cherchions, — traces à demi effacées
dans le château même où le dernier habitant
a laissé presque partout une empreinte qui ne
charme guère. Mais dans la cuisine basse et
sombre, avec son « potager » à l’ancienne
mode : je croyais voir Eugénie de Guérin ten-
dre encore ses petites mains patriciennes,
usées par les besognes, vers l’âtre ténébreux
d’une suie sacrée, dont il semble qu’aucun feu
ne pourra plus jamais illuminer la nuit.

Dès la terrasse, les vivants sont vaincus par
les morts. Ici, en dépit d’un escalier qui n’exis-
tait pas du temps du frère et de la sœur, je
pénètre dans leur empire indestructible. Mes
mains se posent sur la pierre qu’ils ont tou-
chée, et une phrase du Cahier vert me revient
en mémoire : « Je me suis souvenu que dans
» mon enfance j’aimais à m’asseoir à la même
» heure sur le parapet de la terrasse du Cayla
» et à regarder passer les oiseaux qui s’en
» allaient chercher un gîte pour la nuit[3][3] Jean Touzot donne la source de la citation (JMP, p. 223) : « Fragment daté du 24 octobre 1833, Œuvres complètes, I, p. 182. Comme Malagar, Le Cayla avait sa terrasse. » . »

Ce pays sauvage n’a pas changé depuis
qu’Eugénie écrivait que tel point de l’horizon
lui demeurait cher pour avoir retenu l’atten-
tion de Maurice. Alors que dans les landes
girondines les coupes de pins détruisent et
renouvellent le paysage et que je n’y puis
retrouver presque aucune de mes promenades
d’autrefois, la campagne du Cayla échappe
à la puissance dévoratrice du temps : Maurice
de Guérin aimait en elle par-dessus toute cette
immobilité, cette structure fixée dès le com-
mencement des âges.

Dans la garenne où nous étions assis, très
loin au-dessus de la foule et des harangues,
les branches des chênes échangeaient des
signes et leur murmure épousait le silence.
Ils poursuivaient sous les nuages rapides ce
chuchotement dont Maurice de Guérin a
pénétré le sens éternel.

Et moi-même, je m’efforçais d’entendre leur
leçon. Les hommes de ma génération commen-
cent à discerner le rôle que chacun d’eux avait
à tenir en ce monde. Ce fut la mission de Paul
Morand de dépenser les ressources d’un talent
incomparable et les plus beaux dons de l’ima-
gination et du style pour élever sur un autel,
pour dresser en pleine lumière l’idole dont le
culte nous a tous avilis : la Vitesse[4][4] Note de Jean Touzot (JMP, p. 224) : « En 1929 Paul Morand avait publié De la vitesse, un essai, repris dans Papiers d’identité, Grasset, 1931. Voir Michel Collomb, « L’esthétique de la vitesse » , La Littérature art déco, Klincksieck, 1987, p. 129 et sq. » , — l’horri-
ble Vitesse plus redoutable que cette Bêtise
au front de taureau qui faisait peur à Baude-
laire[5][5] Note de Jean Touzot (JMP, p. 224) : « « L’Examen de minuit » , Les Fleurs du mal, 1868. » , — la déesse à gueule de capot qui crève
les paysages sans les voir, et qui enseigne à
l’homme d’aujourd’hui la fuite devant soi-
même, si j’ose dire, et le mépris de ce qui
constitue sa véritable dignité. Pauvres enfants
qui en sont venus à croire que la supériorité
d’une race s’exprime dans des « records » !

L’humanité saura un jour, si elle s’arrête
assez à temps dans sa chute pour sauvegarder
un reste de mémoire, de quelle régression
effroyable le culte de la Vitesse fut le signe.
S’il était né à l’époque où les garçons brûlent
les routes, survolent les continents et les mers,
Maurice de Guérin serait-il devenu ce jeune
dieu immobile au point que non seulement les
canards sauvages le frôlaient de leur aile sif-
flante, mais que les vagues et les nuées en-
traient en lui, s’y engouffraient comme des
bêtes dans le piège ? Heureux ceux qui sont
lents, parce qu’ils possèdent la terre[6][6] Note de Jean Touzot (JMP, p. 224) : « « Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage » , Mt, 5, 5. » .

Dans une de ses chroniques datées de Salz-
bourg, Paul Morand, à toutes les raisons qu’il
nous donnait de son admiration pour Toscanini,
ajoutait celle-ci : que Toscanini communique
à ce qu’il dirige cette vitesse même dont notre
ami se glorifie d’avoir imposé le rythme à sa
propre vie… Et il nous décrivait les autres
chefs d’orchestre, en une sorte de course un
peu comique, s’épuisant à rejoindre l’as des as.
Mais le mérite essentiel de Toscanini réside,
croyons-nous, dans sa fidélité à la lettre des
chefs-d’œuvre, et dans ce pouvoir qu’il détient
de nous restituer leur fraîcheur originelle ; je
doute fort qu’il ait jamais pressé le mouve-
ment au-delà de ce qu’exige la partition. Il est
cependant très vrai que, pour moi du moins,
l’œuvre qu’il dirige s’éploie, rapide, dans l’es-
pace sans me pénétrer et sans que je la
pénètre, alors que Bruno Walter m’ouvre len-
tement le cœur du cœur de Mozart, et que
Furtwængler me jette d’une seule poussée et
me retient dans le brasier de Tristan. Que ne
suis-je assez musicien pour m’expliquer à
moi-même ce que j’éprouve ! L’avance en pro-
fondeur des génies immobiles
, voilà le thème
de ma méditation au Cayla et que je propose
aux jeunes hommes qui y viendront après moi
suivre une trace bien-aimée.

Et sans doute Maurice a écrit : « Le courant
des voyages est bien doux… oh ! qui m’expo-
sera sur ce Nil[7][7] Jean Touzot donne la source de la citation (JMP, p. 224) : « Le Cahier vert, op. cit., I, p. 240. C’est la dernière phrase du dernier fragment, du 13 octobre 1835. » ? » Mais cette image même
évoque un immobile recueillement. C’est au
plus profond de son être que règne l’agitation
de la vie et son tumulte : « Ma vie intérieure
» ressemble assez à ce cercle de [Note: On lit « cercl ede » dans l’original.] l’enfer de
» Dante où une foule d’âmes se précipitent à
» la suite d’un étendard emporté rapidement[9][9] Note de Jean Touzot (JMP, p. 225) : « Le Cahier vert, op. cit., p. 223. » … » En revanche, la plupart des adorateurs de la
Vitesse attendent et trop souvent obtiennent
de leur déesse, l’engourdissement, la stagna-
tion de l’âme, et cette stupidité qui n’est même
pas stupeur[10][10] Note de Jean Touzot (JMP, p. 225) : « Souvenir du vers de Victor Hugo : « Cette stupidité qui peut-être est stupeur. » ( « Le Crapaud » , La Légende des siècles, Ire série XIII, II.) » .

Seuls les héros y échappent sûrement, j’ima-
gine, ceux de l’air surtout, chez qui le risque
recherché, la mort méprisée à chaque seconde
tiennent l’âme en éveil, aiguisent les plus
hautes facultés de l’esprit. Existe-t-il des ad-
mirateurs de Guérin, parmi ces hommes dont
les moteurs violent le silence des espaces
infinis ? En descendant d’un avion, qu’aurait
pensé Maurice ? Peut-être n’aurait-il pas eu le
sentiment de s’être rapproché des constella-
tions, lui qui savait qu’on ne les atteint que
par les routes intérieures, et que les mondes
se lèvent et se couchent au-dedans de nous.

FRANÇOIS MAURIAC


Date:
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