Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Réactions

Vendredi 23 septembre 1938
Temps présent

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BILLET

RÉACTIONS[1][1] Les accords de Munich et le « lâche soulagement » qu’ils apporteront surviendront le 29 septembre.

par François MAURIAC.

Si les sombres défilés, dans les-
quels nous piétinons depuis des se-
maines, débouchent enfin sur la
paix, je me souviendrai de ces jeu-
nes cœurs qui se confiaient à moi :
que de réactions différentes et inat-
tendues !

Celui qui paraissait courageux,
qui répétait en riant : « Hé bien
quoi ? On ira !… » je voyais bien
que ses yeux ne reflétaient aucun
spectacle, aucune horreur : il n’i-
maginait rien de ce vers quoi il
allait ; et au contraire, celui qui
paraissait lâche, tremblait devant
« l’appareil sanglant de la destruc-
tion[2][2] Mauriac reprend les mots de Baudelaire, qui écrit dans la dernière strophe du poème « La Destruction » , Les Fleurs du mal (1857), CIX, où le poète s’effare devant les méfaits du « Démon » qui le dévoie pour le conduire malgré lui à sa perte :

II me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes,

Et jette dans mes yeux pleins de confusion
Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,
Et l’appareil sanglant de la Destruction !
» qu’il se représentait avec
une précision atroce. Mais il ajou-
tait : « Mon père, qui est le plus
doux des hommes, le plus craintif,
a la Médaille militaire[3][3] Créée par Louis Napoléon Bonaparte en 1852 et attribuée aux militaires — y compris les sous-officiers et les non-gradés — sur la base de leur vaillance sur le champ de bataille, la Médaille militaire constitue une des plus prestigieuses distinctions décernées par la France à ses soldats., reçue en ré-
compense d’une suite d’actes hé-
roïques dont il ne parle jamais.
Peut-être ferai-je comme lui… »

D’autres, tout près de moi, re-
doublent de travail, avec l’idée ar-
rêtée de ne point partir, sans avoir
laissé un témoignage, un signe de
leur passage en ce monde. Il y a
quelque chose en eux qu’ils veu-
lent sauver, mettre à l’abri… Et
j’en ai vu un, parmi les plus âgés,
qui avait été mobilisé à la fin de la

--- nouvelle colonne ---

dernière guerre comme télégra-
phiste : son unique ambition est
de retrouver une place, aussi expo-
sée soit-elle, où il serait assuré de
ne tuer personne.

Un tout jeune officier m’écrit :
« Il n’y a pas encore si longtemps,
j’avais bien de la peine à refouler
en moi de véritables désirs de
guerre ; et maintenant il y a des
moments où l’idée m’en paraît à
peine supportable. Je pense de plus
en plus souvent à celle qui pourrait
être ma femme, à ceux qui pour-
raient être mes enfants. »

Mais ce qui m’a le plus frappé,
chez deux êtres très jeunes, et qui
ne se connaissent pas, c’est ce
même chant de délivrance que leur
a arraché la menace de l’immense
hécatombe : comme si la vie leur
était une prison, et que, tout à
coup, quelqu’un leur désignait une
issue. Qu’elle ouvre sur la mort,
c’est ce qui les attire et les enivre.
Ils n’auront pas de devoir à remet-
tre ; ils s’enfonceront dans une
aventure qui n’aura pas de fin.
L’un parle du Ciel comme s’il y
était déjà ravi, et l’autre du néant,
comme un enfant qui, le soir, tom-
be de sommeil.



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