Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Qui perd gagne

Vendredi 7 janvier 1938
Temps présent

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QUI PERD GAGNE

par François MAURIAC.

Oui, en Yougoslavie, en Roumanie, en Espagne, à Tokyo, partout Rome-Berlin gagne[1][1] L’alliance Allemagne-Italie (l’Axe) datait de la fin de 1936. Au cours de 1937, Hitler poussait Mussolini vers le démembrement de la Yougoslavie et l’asservissement de la Roumanie, mais ces deux pays devaient rester alliés à la Tchécoslovaquie, jusqu’à l’invasion de celle-ci par les Allemands en 1938. En Espagne, la coopération des puissances de l’Axe aux côtés de Franco avait largement déterminé le résultat de la guerre civile. L’alliance entre l’Axe et le Japon, préparée à partir de 1937, fut conclue en octobre 1938.. Mais il nous reste ceci : la France, en dépit de son désordre intérieur, représente de nouveau, aux yeux des peuples, un idéal — non pas un idéal révolutionnaire — un idéal humain[2][2] La prééminence de la France dans la défense des valeurs humaines face à la montée des régimes totalitaires est un des thèmes principaux des articles de Mauriac tout au long de l’année 1938 et pendant la guerre. C’est le sens du titre de l’article : la France perd, par sa faiblesse militaire et diplomatique, mais gagne par son rayonnement au niveau de la civilisation, notamment dans le domaine littéraire..

Malgré ses échecs répétés sur le plan diplomatique, on recommence à dire d’une certaine façon et sur un certain ton : « La France » . Ceux qui naguère se réjouissaient de ses malheurs, s’inquiètent maintenant de sa force diminuée.

Derrière les minorités triomphantes, il y a les peuples, ces masses d’ouvriers, de paysans, d’étudiants, de professeurs dont la vraie pensée est inconnue. Certes, nous leur donnons trop de raisons de douter de notre sagesse, mais c’est pour eux-mêmes qu’ils tremblent lorsqu’ils tremblent pour nous.

Ce serait assez qu’il n’y eût que le sort de la France engagé, pour que la partie qui se joue tînt tous les Français en état d’alerte et d’éveil ; mais des millions d’hommes, qui ne croient plus à notre sagesse, croient encore à l’idéal humain qui s’incarne en nous. Dans notre humble sphère, nous en avons chaque jour des preuves nous, les écrivains français, et depuis cette année surtout.

Lisant ce matin, dans le Figaro, l’article de Claudel[3][3] Paul Claudel, « Souvenirs de la « Carrière » III : Philippe Berthelot, « Il n’y a rien ! » », Le Figaro (supplément littéraire), 1er janvier 1938, p. 5. sur Philippe Berthelot[4][4] Philippe Berthelot (1866-1934), diplomate français, ami et protecteur de Paul Claudel, surtout en ce qui concerne la carrière diplomatique de ce grand poète et dramaturge (1868-1955). A la demande de Berthelot, Claudel avait écrit, en mémoire du père de celui-ci, le chimiste Marcellin Berthelot, une courte pièce intitulée Sous le rempart d’Athènes (NRF, 1928)., ce que j’éprouvais ressemblait bien à de l’orgueil. Cette prose nourrie de tous les sentiments et de toutes les pensées que l’amitié et la foi inspirent à un grand poète paraissait là, dans ce quotidien, comme un article ordinaire, courant : nous sommes assez riches, nous n’y regardons pas de si près.

Mais la littérature a une valeur de signe. Elle témoigne de la vie intérieure d’un peuple. Où en est la littérature allemande ? la littérature italienne ? Je ne dis pas qu’elles n’existent plus. Mais vivent-elles comme la nôtre ? Répondent-elles, comme la nôtre, à une aspiration universelle[5][5] Sa reconnaissance de la grandeur de Dante et de Goethe, ainsi que son appréciation d’Annunzio, de Novalis et d’autres écrivains italiens et allemands, ont été souvent exprimées par Mauriac. La supposée infériorité relative de ces deux littératures nationales est une notion passagère due aux circonstances politiques de cette période d’avant-guerre. ?

En 1937, nous avons perdu sur tout le front diplomatique. Mais il y a des gains invisibles, des victoires secrètes dont l’effet n’apparaît pas d’abord. Et c’est notre gloire et c’est notre force que les gouvernements ne se puissent dresser contre nous sans atteindre, sans blesser le cœur même de leurs peuples.



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