Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Que pouvons-nous ?

Vendredi 11 juin 1937
Le Figaro

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QUE POUVONS-NOUS ?

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

LES morts des guerres civiles ne connaissent pas le repos. Ils sont mobilisés outre-tombe. Au-dessus des encriers et des buvards souillés des salles de rédaction, dans un nuage de tabac, les assassinés de Barcelone[1][1] A partir du 17 juillet 1936., les quatorze mille prêtres massacrés, les religieuses violées affrontent les victimes de Guernica[2][2] 26 avril 1937. et de Badajoz[3][3] 14-15 août 1936.. Ainsi se perpétue la confuse mêlée des catholiques brûlés par les protestants et des protestants brûlés par les catholiques[4][4] Lors des guerres de religion de la seconde moitié du 16e siècle. On évoque un bilan humain d’autour de deux millions de personnes pour la période 1561-98., des guillotinés de la Terreur[5][5] La période la plus répressive de la Révolution française ; elle dura deux ans de la chute de la royauté en août 1792 jusqu’à la chute de Robespierre en juillet 1794. On estime qu’entre 16 000 et 17 000 personnes furent victimes de la guillotine sous la Terreur. et des fusillés de M. Thiers[6][6] Adolphe Thiers (1797-1877), chef du gouvernement français responsable de la répression sanglante de la Commune au printemps 1871. Environ 20 000 communards furent exécutés au cours de la Semaine Sanglante du 21 au 28 mai.. La Révolution et l’Ordre se fournissent mutuellement de martyrs dont le recrutement ne finira qu’avec la férocité humaine, c’est-à-dire jamais[7][7] Comment ne pas souligner cette définition mauriacienne de la guerre d’Espagne ?.

De la dame qui me dit : « Il n’y a eu que dix-neuf morts à Alméria[8][8] Le 31 mai 1937, la Marine allemande bombarda Alméria, en représailles de l’attaque, aux Baléares, du cuirassé Deutschland : cela entraîna un des moments où les républicains espagnols risquèrent le plus d’entraîner une guerre générale.… » et du politicien qui devant ces cadavres crie d’indignation et déchire ses vêtements, je ne jurerais pas que celui-ci ait le cœur mieux placé que celle-là. Simplement, ces dix-neuf pauvres corps peuvent être utilisés par le politicien, tandis que la dame ne sait qu’en faire, et même elle en éprouve un peu d’embarras ; mais il y a de grandes chances pour que l’un et l’autre soient également dépourvus de cette imagination du cœur qui inspirait à Anatole France la dernière phrase de Jean Servien[9][9] Le titre exact du roman d’Anatole France (1844-1921) est Les Désirs de Jean Servien (A. Lemerre, 1882). (que je m’excuse de citer de mémoire) : « Du sang et de la boue souillaient ses beaux cheveux qu’une mère avait baisés avec tant d’amour[10][10] La mémoire de Mauriac est bonne, sauf que France écrit « ces cheveux » et non « ses cheveux » .… »

J’ai cru longtemps que le mot de Napoléon[11][11] Empereur de 1804 à 1814. à Metternich[12][12] Le Prince de Metternich (1773-1859) fut ambassadeur d’Autriche à Paris de 1806 à 1809. : « Que me fait à moi la vie d’un million d’hommes[13][13] Ce « mot de Napoléon » est plus exactement : « J’ai grandi sur les champs de bataille et un homme comme moi se soucie peu de la vie de million d’hommes. » Il fut prononcé en juin 1813, lors de l’entrevue de Dresde avec Metternich, et rapporté par Metternich dans ses Mémoires. Jean Tulard le cite dans Napoléon, les grands moments d’un destin, Fayard, 2006, p. 488. « Mais la phrase fut-elle dite ? » avait observé Louis Madelin dans L’Écroulement du Grand Empire, Hachette, 1950, p. 154.… » ou ce qui lui échappa devant un champ de bataille gorgé de cadavres : « Une nuit de Paris me réparera tout cela[14][14] Ce mot aurait été prononcé le soir de la bataille d’Eylau, le 8 février 1807, qui fit, côté français, près de 15.000 morts. Il est contredit par une lettre de Napoléon à l’impératrice. Il s’y dit l’âme « oppressée par tant de victimes » . Voir Louis Madelin, Vers l’Empire d’Occident (1806-1807), Hachette, 1940, p. 272.… » , permettait de définir une certaine espèce de grands carnassiers et celle des petits rapaces qui les imite. Mais je sais aujourd’hui que le paisible bourgeois qui, le matin, lit son journal en beurrant des tartines et qui ne s’étonne pas que, depuis son café au lait de la veille, tant de sang ait pu être encore répandu, je sais qu’il nourrit en lui le même sentiment qui dictait à Napoléon ces paroles atroces.

Pourquoi s’en indigner ? On ne s’indigne pas contre la nature. Le défaut d’imagination n’est pas un crime. Il n’y a que notre propre mort et celle des êtres que nous aimons qui ne peut se regarder en face[15][15] Formule inlassablement reprise par le journaliste, du Journal au Bloc-notes, et par le mémorialiste. Elle est empruntée à La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions morales (1664) : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » .. Gardons-nous donc de faire appel au seul cœur des hommes ; il faut éveiller en eux cette pitié raisonnable, volontaire, cette pitié « par devoir » qui jette de moins beaux feux, mais plus durables peut-être que ceux de la pitié sensible. Et puisque nous nous savons incapables de considérer les morts de la guerre civile sans les enrôler sous notre bannière, laissons-les dormir en paix. Donnons notre attention aux créatures encore vivantes[16][16] Souci leitmotiv du journaliste : pitié pour les vivants ! qui, à l’instant même où j’écris, dans l’un et dans l’autre camp, interrogent avec angoisse le point du ciel d’où les avions surgissent.

Que pouvons-nous pour les habitants des villes menacées[17][17] On peut songer, d’un côté, aux raids républicains sur Palma, de l’autre à la reprise de la campagne contre le Pays Basque, au front de Castille, à celui de Ségovie aussi. C’est en tout cas le tournant de la guerre aérienne, quand les nationalistes vont prendre la supériorité sur l’aviation républicaine. ? Je pose la question à des gens qui haussent les épaules : « Que voulez-vous ! C’est la guerre ! On ne réglemente pas le fléau… » ou encore : « La vie d’un marin du Deutschland[18][18] Le 26 mai 1937 des avions républicains pilotés par des Russes attaquent le cuirassé Deutschland ancré au large d’Ibiza. vaut celle d’une petite fille d’Alméria[19][19] La ville d’Almería, capitale de la province du même nom, était le symbole de l’Andalousie républicaine. Un autre cuirassé allemand la bombarda.. C’est une convention absurde qui nous fait attacher plus de prix aux civils, aux femmes et aux vieillards, qu’aux garçons de vingt ans qui sur terre, sur mer et dans le ciel servent les desseins de Moscou, de Berlin et de Rome[20][20] Guillemets non d’une citation, mais d’un procédé dont use souvent l’écrivain-journaliste : donner plus de vie à l’expression d’une opinion grâce au discours direct.. » Il est vrai, mais nous savons qu’en fait nous ne pouvons rien pour ces soldats, alors qu’un soulèvement des consciences en faveur des populations civiles serait, sans nul doute, efficace. Nous l’avons bien vu après la destruction de Guernica[21][21] Le 26 avril 1937 Guernica devient le symbole d’une guerre totale.. L’acharnement de chacun des partis à crier son innocence et à charger l’adversaire témoigne assez que dans les deux camps les chefs redoutent les courants d’opinion, tels que cette lame de fond irrésistible dont les Empires centraux[22][22] Allemand et austro-hongrois., dès 1914, éprouvèrent la puissance.

Il semble que du côté rouge on n’ait pas tiré tout le profit possible des zones neutres que le général Franco offrait de constituer sur le front basque[23][23] Elles furent en réalité beaucoup plus confuses et dans leurs canaux et dans leur contenu.. Le refus de collaboration sur ce point nous paraît venir de Valence[24][24] Ville où s’était réfugié le gouvernement républicain en novembre 1936. plus que de Burgos[25][25] Siège du gouvernement des nationalistes.. [26][26] Simplification abusive voulue par le genre journalistique ? Car toutes les tractations non officielles, y compris celles de l’Angleterre, du Légat du pape, se sont croisées et, compliquées encore de la dissension entre les Basques et le gouvernement de Valence, ont échoué.

En tout cas, cette médiation à laquelle veulent travailler de toutes leurs forces des catholiques français qui viennent de constituer, à cet effet, un comité d’action[27][27] Le Comité français pour la paix civile et religieuse en Espagne, animé par Jacques Maritain., ne naîtra que des initiatives dont à Genève le Comité international de la Croix-Rouge nous donne l’admirable exemple. Ses délégués se prodiguent à Madrid, à Valence, à Barcelone, à Bilbao, à Santander, à Salamanque, à Burgos et à Saint-Sébastien. Nouvelles aux familles, secours aux prisonniers, échange d’otages, envois de matériel, on saura un jour tout ce qui a été fait par des hommes dont le nom ne sera jamais connu. C’est à leur école qu’il faut nous mettre, nous tous qui aimons l’Espagne.

François Mauriac, de l’Académie française.


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