Providence

Publication information

François Mauriac Providence Vaincre 2-3 1937-02-01 Paris Vaincre

Février 1937 Vaincre, 4e année, No 5 PROVIDENCEArticle non repris.

Il ne faut pas s’étonner que Dieu n’intervienne pas visiblement dans le destin de notre corps ; qu’il ne cicatrise pas notre plaie, qu’il ne fasse pas baisser notre fièvre. Il le pourrait s’Il le voulait ; mais l’arrêt du mercure dans le thermomètre serait aussi prodigieux que celui du soleil dans le ciel de JosuéLa première partie du livre biblique de Josué raconte la conquête de la Terre promise par les Israélites sous leur chef Josué, suite à la mort de Moïse. Au cours d’une bataille contre une coalition de cinq rois amorites, Josué demande à Dieu d’arrêter le soleil pour permettre à l’armée israélite de remporter une victoire définitive — prière exaucée par Yahvé : Le soleil se tint immobile au milieu du ciel et près d’un jour entier retarda son coucher (Jos, 10, 13).. L’action de tel microbe est aussi nécessaire que l’influence de la lune sur la marée.

Songeant au malheur d’un ami qui a perdu plusieurs des siens dans un accident d’automobile, je me disais qu’exiger de la Providence qu’elle rompe l’enchaînement des effets et des causes qui aboutit au capotage d’une auto, c’est attendre d’elle un aussi surprenant prodige que si nous souhaitions changer le cours des planètes.

La matière ressemble à un gros jouet réglé une fois pour toutes, que le Créateur bouleverse, certes, selon sa volonté : comme il le fit aux jours de sa vie mortelle ; — ou par l’entremise de la Vierge, de ses saintes et de ses saints —.On respecte la ponctuation de l’original. Mais tout se passe comme si ces interventions n’étaient pas dans ses habitudes ni dans ses goûts — autant qu’on puisse sans ridicule parler des habitudes et des goûts de l’Etre infini. Il apparaît visiblement à LourdesDe février à juillet 1858, la Vierge Marie serait apparue à Bernadette Soubirous à dix-huit reprises. Sous l’impulsion des Assomptionnistes, Lourdes devint officiellement un lieu de pèlerinage marial à partir de 1864. Mauriac publia en 1932 chez Plon un ouvrage dont le genre est à mi chemin entre l’essai et le roman sur Lourdes : Pèlerins de Lourdes. que les âmes sont attirées par un secret appel vers d’autres préoccupations que celle de la guérison des corps souffrants, et que le domaine propre de la grâce n’est pas la nature aveugle et sourde — mais ce royaume intérieur où Dieu est quelqu’unLe thème de la personnification de Dieu est souvent repris sous la plume de Mauriac. On le retrouve notamment dans le Bloc-notes (BN, II, 54, entre autres), dans La Pierre d’achoppement, Éditions du Rocher, 1958 (in OA, p. 355), et dans Ce que je crois, Grasset, 1962 (in OA, p. 580)..

Dieu est amour et se manifeste dans le monde des cœursAllusion à 1 Jn, 4, 16 : Dieu est Amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui.. Cet amour, la matière le reflète parfoisLa manifestation de Dieu à travers sa création est un thème récurrent chez Mauriac. L’écrivain semble plutôt y être sensible au moment de Pâques (cf. Souvenir de Pâques, Sept, 8 mai 1936, p. 20). Selon lui, par la liturgie, l’Église se fait le témoin, la complice (PDC, p. 257) de cette communion de Dieu et de la nature. : il y a des aubes d’été où la face de Dieu éclaire visiblement le monde endormi des matins de printemps où sa pureté se fait lumière, odeur, chant d’oiseau. Il se sert de la nature, il en revêt l’apparence pour s’incorporer à nous ; — mais la matière ne l’intéresse pas parce qu’elle ne lui résiste pas. Il est amour et la matière ne peut pas l’aimer, le préférer, le choisir. Ce n’est pas son domaine propre. Toutes nos prières intéressées tendent à le faire agir, intervenir dans le Royaume dont les accidents lui importent le moins — ou ne lui importent que par leur répercussion sur le monde de l’âme.

Notre maladie, notre guérison, qui sont des effets inéluctables de l’univers physique, deviennent causes à leur tour dans notre cœur, — mais des causes dont les effets ne sont plus prévisibles, puisque notre cœur y réagit selon des lois non fatales que la Grâce à chaque instant bouleverse.

C’est un sens particulier qu’il ne nous est pas interdit de donner à la parole : Mon Royaume n’est pas de ce mondeJn, 18, 36. La Grâce vivante a un Royaume d’où elle est libre de sortir, car tout ce qui est, n’est que par elle et lui appartientCf. l’hymne primitive concernant la primauté du Christ citée par saint Paul : tout a été créé par lui et pour lui (Col, 1, 16).. Mais son Royaume propre tient dans le cœur de l’hommeCf. Lc, 17, 21 : le Royaume de Dieu est au milieu de vous [ou : au-dedans de vous]., plein d’amour et de désir.

François MAURIAC.