Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Providence

Février 1937
Vaincre, 4e année, No 5

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PROVIDENCE[1][1] Article non repris.

Il ne faut pas s’étonner que Dieu n’intervienne pas visible-
ment dans le destin de notre corps ; qu’il ne cicatrise pas notre
plaie, qu’il ne fasse pas baisser notre fièvre. Il le pourrait s’Il le
voulait ; mais l’arrêt du mercure dans le thermomètre serait aussi
prodigieux que celui du soleil dans le ciel de Josué[2][2] La première partie du livre biblique de Josué raconte la conquête de la Terre promise par les Israélites sous leur chef Josué, suite à la mort de Moïse. Au cours d’une bataille contre une coalition de cinq rois amorites, Josué demande à Dieu d’arrêter le soleil pour permettre à l’armée israélite de remporter une victoire définitive — prière exaucée par Yahvé : « Le soleil se tint immobile au milieu du ciel et près d’un jour entier retarda son coucher » (Jos, 10, 13).. L’action de
tel microbe est aussi « nécessaire » que l’influence de la lune
sur la marée.

Songeant au malheur d’un ami qui a perdu plusieurs des
siens dans un accident d’automobile, je me disais qu’exiger de
la Providence qu’elle rompe l’enchaînement des effets et des
causes qui aboutit au capotage d’une auto, c’est attendre d’elle
un aussi surprenant prodige que si nous souhaitions changer le
cours des planètes.

La matière ressemble à un gros jouet réglé une fois pour
toutes, que le Créateur bouleverse, certes, selon sa volonté :
comme il le fit aux jours de sa vie mortelle ; — ou par l’entre-
mise de la Vierge, de ses saintes et de ses saints —. [Note: On respecte la ponctuation de l’original.] Mais tout se
passe comme si ces interventions n’étaient pas dans ses habi-
tudes ni dans ses goûts — autant qu’on puisse sans ridicule parler
des habitudes et des goûts de l’Etre infini. Il apparaît visiblement
à Lourdes[4][4] De février à juillet 1858, la Vierge Marie serait apparue à Bernadette Soubirous à dix-huit reprises. Sous l’impulsion des Assomptionnistes, Lourdes devint officiellement un lieu de pèlerinage marial à partir de 1864. Mauriac publia en 1932 chez Plon un ouvrage dont le genre est à mi chemin entre l’essai et le roman sur Lourdes : Pèlerins de Lourdes. que les âmes sont attirées par un secret appel vers
d’autres préoccupations que celle de la guérison des corps
souffrants, et que le domaine propre de la grâce n’est pas la
nature aveugle et sourde — mais ce royaume intérieur où Dieu
est quelqu’un[5][5] Le thème de la personnification de Dieu est souvent repris sous la plume de Mauriac. On le retrouve notamment dans le Bloc-notes (BN, II, 54, entre autres), dans La Pierre d’achoppement, Éditions du Rocher, 1958 (in OA, p. 355), et dans Ce que je crois, Grasset, 1962 (in OA, p. 580)..

Dieu est amour et se manifeste dans le monde des cœurs[6][6] Allusion à 1 Jn, 4, 16 : « Dieu est Amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. » .
Cet amour, la matière le reflète parfois[7][7] La manifestation de Dieu à travers sa création est un thème récurrent chez Mauriac. L’écrivain semble plutôt y être sensible au moment de Pâques (cf. « Souvenir de Pâques » , Sept, 8 mai 1936, p. 20). Selon lui, par la liturgie, l’Église se fait le témoin, la « complice » (PDC, p. 257) de cette communion de Dieu et de la nature. : il y a des aubes d’été
où la face de Dieu éclaire visiblement le monde endormi des
matins de printemps où sa pureté se fait lumière, odeur, chant

Page 3 d’oiseau. Il se sert de la nature, il en revêt l’apparence pour s’in-
corporer à nous ; — mais la matière ne l’intéresse pas parce
qu’elle ne lui résiste pas. Il est amour et la matière ne peut pas
l’aimer, le préférer, le choisir. Ce n’est pas son domaine propre.
Toutes nos prières intéressées tendent à le faire agir, intervenir
dans le Royaume dont les accidents lui importent le moins —
ou ne lui importent que par leur répercussion sur le monde de
l’âme.

Notre maladie, notre guérison, qui sont des effets inéluc-
tables de l’univers physique, deviennent causes à leur tour dans
notre cœur, — mais des causes dont les effets ne sont plus pré-
visibles, puisque notre cœur y réagit selon des lois non fatales
que la Grâce à chaque instant bouleverse.

C’est un sens particulier qu’il ne nous est pas interdit de
donner à la parole : « Mon Royaume n’est pas de ce monde[8][8] Jn, 18, 36.… »
La Grâce vivante a un Royaume d’où elle est libre de sortir,
car tout ce qui est, n’est que par elle et lui appartient[9][9] Cf. l’hymne primitive concernant la primauté du Christ citée par saint Paul : « tout a été créé par lui et pour lui » (Col, 1, 16).. Mais
son Royaume propre tient dans le cœur de l’homme[10][10] Cf. Lc, 17, 21 : « le Royaume de Dieu est au milieu de vous [ou : « au-dedans de vous » ]. » , plein
d’amour et de désir.

François MAURIAC.


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